lundi 25 janvier 2010

[Music] Rap français Génération 2.0 : Oxmo, Tekitek, Grems et les autres





On a tous en tête l’image du parfait B-Boy « bad boy », en survêtement clinquant et baskets immaculées, portable en bandoulière, qui balance et s’agite de gauche à droite comme les bras de Jason… Ne fais pas le malin si tu ne saisis pas la référence… Car difficile de ne pas céder aux clichés quand on parle d’aficionados du rap.

Leur profil a suivi les variations du flow, pendant que le rap lui-même entrait dans les cadres du fourre-tout « musiques de rue ». En 10 ans, son public s'est élargi, a comme donné du grain aux classes d’âge supérieures ainsi qu'à la gente féminine. Mais, à vrai dire, les 25-30 ans résiste encore et toujours à l'envahisseur.

Cela dit, un paradoxe se détache du paysage ; à mesure que les publics se diversifient, le musique rap quitte la rue et succombe, à son tour mais bien après les autres, aux foudres de la distinction sociale et esthétique. De foncièrement populaire, destinée aux classes populaires, elle a viré à l’élitisme et perdu sa vertu sur la place du « marché ».

Alors que le grand public se tourne volontiers vers les têtes d’affiche comme Oxmo Puccino, le public branché préfère des rude boys tels que Tekitek et son crew, TTC.

"Salut… euh… écoute c’est vachement bien c’que tu fais … euuuuh… écoute, je t’ai écouté sur scène et je trouve que …"... C'est avec ce genre de réplique que Grems met la honte à "tous ceux qui sont dans la vibe (lève le doigt ?)", à tous ceux qui portent jean slim monté sur coupe des Beatles. Ils pensaient trouver la nouvelle star montante du rap de Versailles ou du 16e ? Ils trouvent au mieux une paire de Air Max qui a de quoi les renvoyer dans les cordes...

France. Années 90'. Le rappeur dessine les contours de sa musique avec les couleurs de son environnement, de son quartier et des gens qui le peuplent. Au même titre que le "yéyé" offrait dans les 60' une version parodique du rock anglo-saxon, le rap français est souvent réduit à une tentative maladroite de ressembler au grand frère US. Le conformisme se ressent dans la construction des morceaux : mêmes beats carrés, mêmes samples tape-à-l’oeil et un débit parlé-hurlé dépourvu de groove. A l’origine de cette uniformisation, l’apparition dans les années 90' d’un genre cloisonné, le "rap Skyrock". En fixant des critères stricts aux artistes souhaitant être diffusés, la radio "numéro 1 sur le rap" a imposé "son" hip-hop, en l’occurrence une musique adolescente dirigée vers un public blanc en mal d'émotions brutes.

Plus tard seulement, le rappeur décide de quitter ces endroits précaires, ces modèles d'exclusion pour aller représenter quelque chose, pour amplifier l'écho des gens qui le soutiennent. Après la réunion des énergies positives, il est temps pour l'homme de faire sa place, de s'élever au-dessus des autres. Au fantasme de la street credibility répond la volonté de crier la détresse des banlieues.

Finie, dès lors, l'idéologie du "grand frère". Le culte du caïd traverse les mers, puisqu'il doit beaucoup à l'imagerie "gangsta" américaine, mais s'arrête à la frontière du "périph"...

Le rejeton un peu turbulent se fait aujourd'hui enfin respecter hors les murs de sa prison. Les dogmes, les craintes et l'immobilisme créatif, présents chez tous, fondent peu à peu comme "haine" au soleil.

Les particularités du rap français résident évidemment dans le traitement de la langue française. Une forme de tradition chansonnière du maniement des mots.
Sa palette relève moins du discours politique que d'une faculté à puiser dans les registres musicaux primaires, les traditions musicales maghrébines, africaines, finalement pas si éloignées de la France.

Les "masses de granit" du rap font appel aux valeurs originelles du hip-hop soutenues par Afrika Bambaataa comme l’entraide, la solidarité, le combat face à l’adversité et, en même temps, à des valeurs qui leur sont complètement contraires...


Ce n’est pas tellement une question de priorité donnée à tel ou tel sujet de société que celle d’un traitement différencié des mêmes thématiques. Par exemple, le rapport à l’argent, tantôt présenté comme le diable sur terre, tantôt valorisé, flatté. Le rapport au quartier, à l’éducation, aux femmes ou à la religion est tout aussi ambivalent. C’est aussi pour cela que le public est hétérogène. Chacun peut y puiser selon ses propres repères, ses propres « visions de vie » d'après Oxmo Puccino.

OXMO PUCCINO

"Black Jacques Brel" a vu le jour sous un "Soleil du Sud".


15 ans de carrière et 5 albums, ça laisse peu de temps pour une liaison régulière avec un pays qu'il quitte à sa naissance. Au Mali, il n'y retourne qu'une seule fois dans son enfance. Il lui faudra 25 ans pour y revenir. Il ressent depuis le besoin d'y aller au minimum deux fois par an. Oxmo a grandi dans le 19e arrondissement de Paris, loin des clichés du rappeur plein de rancoeur banlieusarde. C'est avec le Mali qu'il prend de la hauteur.

Depuis 2001, L'amour est mort définit sa trajectoire actuelle. A chaque rendez-vous, ce sont toujours des poèmes un peu plus aboutis qu'il nous délivre.
"Je parle des non-dits, du manque de communication, des rencontres sentimentales qui révolutionnent une vie."

Pour Lipopette Bar, en 2006, Oxmo fait l'expérience de la collaboration géniale et de la révolution artistique. Sa collision avec le jazz propre sur lui le conduira à réapprendre le langage.

"Envahis d'images, de vidéos, de musiques de toutes sortes, nous ne sommes plus touchés. Je pense simplement que nous avons oublié de rêver, de s'imagine". Point de départ de son dernier album, L'Arme de Paix, sorti en mars 2009, et d'une envie de partager de nouvelles sensations, de donner à voir d'autres horizons. Sans artifice.


La gageure permanente pour Oxmo, c'est de donner le climat directement, de savoir montrer la vie une bonne fois pour toutes. C'est ainsi qu'Oxmo fait souffler un vent nouveau sur le rap.
Aujourd'hui, avec beaucoup moins de rancoeur à décharger, il réinterprète des sentiments qui le dépassaient autrefois, mais qu'il est parvenu à digérer en fixant la création autour de rencontres positives.
C'est en écoutant Brassens expliquer comment il s'était réapproprié le lexique argotique qu'Oxmo a eu le déclic : "J'ai appliqué sa technique et utilisé un vocabulaire du quotidien."

Avec Oxmo, le rap s'échappe donc vers le jazz, la chanson française ou le hip-hop pour donner à ses textes une profondeur rare chez les rappeurs hexagonaux.

Ce qui nourrit sa plume, c'est moins la démarche citoyenne que la teneur poétique du quotidien. Y ajouter des messages sociaux contribuerait à l'alourdir. D'un autre côté, il est facile de dire que prendre le micro est d'emblée un acte engagé, quoi qu'on fasse. Derrière chaque rappeur, il y aussi des milliers de jeunes citoyens...



TEKITEK

Après un premier opus solo au virage pop mal rasé, Party de plaisir - produit par Gonzales et sorti en 2006, Tekitek remet ses sneakers et retrouve la street... Mes pelures sont plus belles que vos fruits !

Flambeur comme il faut, son dernier album, sorti en juin 2009, est un florilège des freestyles d’une icône du rap volubile.

On retrouve celui qui, dans un bon jour, peut humilier le panthéon du hip-hop français, par son espièglerie rageuse et son charisme fun. Écoutez pour cela les oeuvres de son collectif L'Atelier, ou les deux premiers albums de TTC.

Sur des instrus connues - Lil'Wayne, Jacno, DJ Mujava, Ratatat, ou mal-famées comme une obscure italo-disco, Tekitek balance un chant ciselé pour raconter son monde avec une justesse incroyable.

"Ce disque n’est pas un album à proprement parler, il regroupe des expériences, des envies". Bref, l'essence de la rap attitude : donner à voir son univers, avec le plus d'honnêteté possible.
Seul ou parfois épaulé par Cuizinier - également membre de TTC - pour honorer Les good guys, Joke - la dernière signature de Stunts, le versant hip-hop du label Institubes - ou encore le très suisse Genevan Heathen, Tekitek surfe sur des couplets, tantôt longs et fouillés, tantôt drôles et effrontés. Il fait du rap punchy et sans complexe, il décompresse l'Orange Mécanique à la mode de chez nous...

D’une plume limpide et absurde, entre prise de tête et écriture automatique, il étale franchement ses obsessions - Internet, les filles, Montréal, les baskets, l’électro, le succès, Les Maîtres de l’univers, la bouffe, le hip-hop US, la série Lost, et j'en passe.

On retrouve intacte la novlangue oulipienne mise au point depuis une dizaine d'années par les MC's de TTC, comme une espèce de Dadas du rap français.



GREMS aka Supermicro

Avec Grems vient le temps des AirMax à air comprimé, des couplets qui pressent là où ça fait mal, des morceaux de fumigène coincés dans la bouche et dans le coeur...
Trash, vulgaire, porno, provo, myso, psycho, vicieux, racailleux, irrévérencieux, Grems, MC graffeur-designer, est un authentique freak.

Son AirMax, jeté au monde en 2006, fit l’effet d’un coup de savate dans le grand cirque du rap français. Repéré au sein du collectif Hustla, il monte ensuite en gamme avec le label Deephop Panel, fonde le groupe Rouge à lèvres composé de lui même, Le 4Romain, KillerSounds, DJ Gero et Disiz la Peste, et sort dans la volée une musique appelée deepkho mélangeant rap et house à la manière du hip-house, avec des titres comme Gash ou Carte à puce. Grems aka Supermicro brosse alors ses canines.

Flow technique dégoulinant de punchlines sur beats barrés mais appliqués, lorgnant autant vers le boom bap, l’abstract ou l’électro, ce premier appel au viol de toute règle n'est déjà plus seulement un album de rap. C'est la communion d'une parole qui suinte la rage et d'un rythme qui déloge l'esprit.

Pute à frange fera grincer les dents de certaines, alors que les rappeurs parlent aux rappeurs via une TSF qui siffle une Pisse de flute.

Les mythos qui "parlent pour tchi" en prennent aussi pour leur grade tandis que les Chiennes de garde s’arracheront les cheveux au cri de "Casse ton boule"... On vous aura prévenu.
Grems règle ses comptes... Juste une manière peu commune de se faire des amis.

Enfin, le rap français dans tout ça, c'est la voix qui porte haut ce que chuchotent les bas-fonds, la mélodie du bonheur quand tout va mal, le soupir d'ennui quand chacun fait de son mieux, c'est l'envie de crier que le silence des petits est un tort.

Faut se le dire, le rap paie encore pour un crime qu'il n'a jamais commis. Un délit de mauvais goût alors qu'il n'y a pas genre plus segmentant que le rap...

A l'heure où les musiques cessent de se regarder en chiens de faïence, par la force des choses, le rap multiplie les racolages passifs, mais a au moins le mérite de se chercher des poux, quitte à se faire aider par une bande d'excités excitants.

Thanks to Stéphanie Molinero, Les publics du rap, enquête sociologique, Éditions L’Harmattan, 2009, 352 p.

mardi 19 janvier 2010

[Music] Depeche Mode : La New Wave à Contre-Courant


28 ans après Speak & Spell, les voilà encore sur la route. Une activité qui a failli venir à bout du groupe de quinquas le plus excitant des années 2000.
Pourquoi ne pas profiter de l'occasion pour réviser nos gammes et surfer un temps sur la new wave ?

Avec OMD, The Human League ou Pet Shop Boys, Depeche Mode a gravé l'histoire du courant pop synthétique des années 80', dont les répercussions s'étendent aujourd'hui de Archive à Fischerspooner, en passant par Nine Inch Nails ou Empire of the Sun. Soit à cheval sur le revival pop new wave – Interpol, voire The Killers ou Bloc Party – et, plus intéressant, sur tout un pan chanté des musiques électroniques.
Avec Walking on a Dream, c’est la face la plus cheesy de l'électro-pop des 80' que ressuscitent par exemple les Australiens facétieux d’Empire of the Sun. Mais aussi celle des premiers pas du groupe de Basildon…

Créer l’alliage parfait entre les mélodies des Beatles et la philosophie new wave (romance post-ado et spleen urbain), le tout avec les outils de Kraftwerk, vous pensiez cela impossible ? Depeche Mode a pourtant relevé le gant voilà bientôt 30 ans !

Depeche Mode... Un sobriquet qui se prononce encore, pour certains, "des péds' moches"... Histoire de rire des Basildon Boys qu'ils furent, cheveux au vent et badge de Joy Division sur la chemise noire de circonstance.
Just Can't Get Enough à fond dans la sono, People Are People au grand bal des corbeaux. Toute une époque brève, mais non moins intense...

SOUNDS OF THE UNIVERSE

Cela dit, vingt ans après leurs bubble gum songs à la Just Can’t Get Enough, plus personne ne sourit quand les Anglais, la cinquantaine passée, sortent leur douzième album. Pertinent, humble et digne.
Enregistré entre Santa Barbara et New York, mis en son par le producteur Ben Hillier (Blur, Elbow), Sounds of the Universe (Mute/EMI), paru fin avril 2009, s'annonce aussi éclectique que musclée. Les nappes synthétiques et autres boîtes à rythmes promeuvent une ambiance rétro-futuriste quand les tracas obsessionnels et l’humour noir jurent s'infiltrer dans chaque recoin de l'album.
C’est une pluie de madeleines qui se déverse. De la synth-pop saccadée des débuts aux expérimentations gothico-indus grand public des années 90', tout le monde a un jour succombé à cette artillerie synthétique et dépressive.
Il paraît que l’histoire se répète comme une farce, mais Martin L. Gore et ses frères d’armes, contrairement à la bande à Bono, ont, eux, toujours réussi à se régénérer et à faire de leurs fêlures un matériau passionnant. Loin de l’autocaricature et revenus d’à peu près toutes les avanies, ils livrent un album marqué par une inquiétude appliquée et une noirceur presque familière.

"Darker in the dance", arguait Arnaud Viviant des Inrocks pour la sortie d'Exciter en 2001. Noir c’est noir, mais cette fois-ci avec une distanciation dont le groupe semblait incapable à l’époque de Violator, en 1990 – la clé de voûte de sa discographie, qui réconcilia à peu près toutes les tribus autour de sa rose purpurine. Wrong est le cri répété d’un groupe parvenu à la maturité et à la fortune, mais pas au repos. On a connu des singles plus putassiers : “Je suis né sous la mauvaise étoile, dans la mauvaise maison, j’ai pris la mauvaise route…”, assène Dave Gahan. Moins drôles aussi, car il ne faut pas s’y tromper, « d’un point de vue rythmique, il y a un vrai feeling R’n’B », souligne ce dernier. Dans le clip, signé Patrick Daughters, on voit un homme prisonnier d’une voiture qui roule à l’envers, engoncé dans un masque de plastique. Ce Fantômas postmoderne croise les regards stupéfaits de nos compères avant un terrible clap de fin. Allusion au parcours d’un trio qui a lui aussi connu de sérieux dévissages, dont le plus notable reste celui de Gahan au début des années 90'.

Comme une variation néo-blues de la douleur indissociable de l’ironie, Depeche Mode distord et entremêle les sons d'un univers à la saleté brillante et indécrottable. Nos trois hérauts d'une lost generation tournent ainsi en dérision leur image d'immortelle pleureuse rivée sur son malheur, en admettant qu’une Fragile Tension la paralyse depuis des années.

Jusqu'à présent, les anges de Basildon, avec une dignité constante et imperturbable, s'étaient bien gardés d'adhérer à ces transformations malheureuses, en maintenant une distance blindée entre le monde et eux.

DM vend froidement du mouron, sans gémir plus que de raison, sans s'impliquer, chantant et jouant dans une brave désaffectation, et avec l'objectivité d'un journaliste de CNN, que c'est ainsi et qu'on n'y peut rien changer.
Ils n'ont jamais milité pour la forêt amazonienne. Ils sont juste parvenus à apprivoiser tous types de drogues, douces et dures, passionnelles ou épurées, pour en extraire le substrat créatif et malin. Parce que, l'air de rien, nos messagers sont des oiseaux de mauvais augure. Le déclin de la lutte des classes, devenue au mieux un jeu SM crépusculaire (Master and Servant, « a game you like to play at the end of the night »), l’hommage au socialisme sur la pochette de Construction Time Again en 1983, au moment où Margaret Thatcher fait couler la chape du libéralisme sur le Royaume-Uni, l’oppression des temps modernes (A Question of Time), le culte de l'individu ou le dévoiement des utopies (Personal Jesus), la violence ou la sournoise immoralité – avec l’album Violator en 1990, la massification des émotions – Music for the Masses, en 1987...

Sounds of the Universe enfonce le clou, et crée un nouveau fendillement dans la glace de leur discographie pour, cette fois-ci, donner un semblant de vision sur le monde qui tourne avec ou sans eux. Dave Gahan chante en citoyen du monde, un peu concerné. La preuve est dans la pochette, c'est que les couleurs, loin de s'affadir dans un cercle de grisaille, s’entremêlent jusqu'à la corruption.
Et Dave Gahan d'expliquer à Pop & Hiss que l'élection américaine a bien influencé le groupe. "Je pense que l'album se rapporte au fait de s'ouvrir vers le monde, et de fortement désirer une grande union. Le Monde change. Regarder Obama se faire élire a été un grand moment. On a regardé ça à la TV à Santa Barbara, et repenser à ce moment continue de nous donner la chair de poule."

Ailleurs, sur Hole to Feed et Miles away/The Truth Is, les sommets du disque signés Dave Gahan, enfin émancipé, réconcilié avec Gore et surtout avec lui-même, le colosse aux pieds d’argile rêve les yeux ouverts d’une sérénité bien illusoire.

Depeche Mode, vingt ans après sa création sur les brisées du mouvement punk, est consacré monument de la musique populaire. Martin L. Gore, Andrew Fletcher et Dave Gahan, respectivement songwriter, homme de l'ombre et chanteur à la voix claire, ont pondu un douxième album pour s'entendre poser la question qui fâche : sont-ils devenus les nouveaux Rolling Stones ?

On éprouve pour ce groupe un singulier mélange d'attirance et de mépris.

En 1999, Depeche Mode était une institution, en 2009, une cathédrale pour les uns, une entreprise ignorant la crise pour les autres. Un groupe qui remplit des stades aux États-Unis, en Australie, au Japon, s'offre le Stade de France l'air de rien, mais n'en demeure pas moins humain, abordable "for the masses".
A la différence des mastodontes de la culture populaire comme U2, Depeche Mode n'a pourtant jamais oublié que la musique était avant tout affaire de proximité, une histoire de rapports intimes entre des gens qui ne se connaissent pas mais se fréquentent tous les jours par platine interposée.
Pour les fans de Depeche Mode, Dave Gahan est un ami, un boy next door un peu voyou, mais bien coiffé depuis sa cure de désintox. Martin L. Gore et Andrew Fletcher sont ses cousins raisonnables, deux bons gars sur qui on pourra toujours compter.
Ça paraît idiot mais essentiel : Gahan, Gore et Fletcher sont avant tout trois types vraiment attachants. Dès lors, pas vraiment show-business, pas du tout « dépêche mode » en fin de compte.

REFLUX DE JOUVENCE

Depeche Mode n'est pas un groupe parfait, mais c'est un groupe honnête et fidèle – avec le même label, Mute, depuis 1981 – comme au premier jour. Ni dorée, ni glamour, la faille est cela dit toujours assumée, et c'est sans doute pour cela qu'il existe un son DM et un public DM.

Depeche Mode, c'est la réalité d'un groupe d'influence électro-pop fleurissante au début des 80', où s'amoncellent des groupes éphémères comme The Human League, Ultravox, OMD, Gary Numan ou encore Soft Cell, qui prit l’Argos du Rock juste à temps pour conquérir l’Amérique, et rencontrer Bruce Springsteen sur son terrain.

Les premiers grains essuyés par le groupe datent du succès massif de Songs of Faith and Devotion, en 1993. Classique valse des egos, tournées gigantesques et perte des repères, les pages de Depeche Mode se froissent. Dave Gahan ouvre la boîte de Pandore, se paume dans les drogues dures, amer, jaloux, instrumentalisé par un Martin L. Gore muré dans sa tour d’ivoire. Le chanteur se transforme alors en junkie fantomatique, entouré d’une bande de camés dignes de Bret Easton Ellis. Pour couronner le tout, Andrew Fletcher, après avoir tenté de colmater les brèches, tombe à son tour dans la dépression. Quant à Alan Wilder, il quitte la navire en perdition pour se consacrer à son projet, Recoil.

Mais ce qui ne tue pas Depeche Mode le rend plus fort : le groupe se relève et dote sa synth-pop désabusée d’architectures non moins sophistiquées et toujours plus rocailleuses, dignes de péplums mystico-gothiques (Ultra, 1997). Et Gore d’explorer encore et toujours ses thèmes de prédilection : la mort, la rédemption, le mal, la domination, le péché, l’inceste...
Ils étaient les Basildon Kraftwerk, les garçons Roxy, les Essex Beat Boys. Avec les matériaux de la renaissance et de la reformation, ils devinrent les bâtisseurs d'un pont culturel entre Kraftwerk et U2. Ils y fomentèrent un culte électro-goth balayant l'espace et le temps entre The Cure et Nine Inch Nails, dépassèrent la fantaisie disco avant-gardiste en y installant, droite et claire comme une ligne à haute tension sur la route menant de la "rave" à la "grave", de la vie au trépas, la plus passionnelle des voies lactées de la galaxie pop.

Gahan, Gore et Fletcher ont depuis une ambition préservatrice : durer. Alors le groupe a bougé, tenté quelques révolutions – la preuve, il y a dans leur discographie, les sombres Violator (1990) et Ultra (1997), que l'on peut écouter de bout en bout sans jamais avoir envie de rigoler, auxquels répondent les puissamment pop Some Great Reward (1984) et Exciter (2001).

Sous l'impulsion du mélodiste Martin L. Gore, le petit groupe de Basildon, à une quarantaine de kilomètres à l'est de Londres, fait du chemin, prend le contre-pied de chaque décade, tente des choses neuves sans jamais se renier.
L’Europe au milieu des années 80’ poursuit son régime « spécial guimauve », et c’est la période que Depeche Mode choisit pour rouvrir les étuis à guitares.
Les années 90' voient l’émergence des musiques électroniques – ironiquement, la techno de Detroit ou la house de Chicago sortent de l’underground, et Depeche Mode amplifie alors son penchant glam-indus avec des instruments en chair et en os. l'acid-house Tim Simenon de Bomb the Bass ne prend les commandes de la navette Ultra qu'en 1997, tandis que le techno Mark Bell de LFO sera nommé capitaine de la croisière pop Exciter. Sans oublier le Frenchie François Kevorkian, aux machines depuis l'enregistrement de Violator aux côtés du producteur Flood. Violator ou l'album d'une nouvelle génération électro-goth.
Enfin, dans les années 2000, le groupe démontre qu'on est jamais mieux servi que par les siens, et ouvre une nouvelle page de son histoire en modifiant le centre de gravité créatif qui virait mollement vers la planète Gore. Dave Gahan ose enfin sortir ses cahiers. Il est temps pour lui d'assumer ces genoux égratignés ...

Pour mémoire, Dave Gahan a longtemps été la simple voix des sombres mondes du maître Martin L. Gore, autant que la figure du paradoxe cruel et à peu près unique d’être le chanteur du plus grand groupe de glam-rock encore en activité.
Dave Gahan ronge son frein mais comprend qu’il doit s’essayer à la composition, ce qu’il fera d’abord en solo (Paper Monsters en 2003, suivi de Hourglass en 2007), un déclic aux allures de sursaut vital bigrement cathartique. Sur Playing the Angel (2005), Suffer Well est le premier single du groupe à ne pas être signé Martin L. Gore depuis le départ de Vince Clarke en novembre 1981.
« En solo, il a pris confiance en son écriture et, du coup, l’ambiance est meilleure au sein du groupe », se réjouit Andrew Fletcher, confirmant ainsi la nouvelle cohérence trouvée par le trio.

Il devient du même coup une référence incontournable pour toute une génération de musiciens élevés au son de Black Celebration (1986) ou Music for the Masses (1987). Groupe mobile, digne du plus grand respect et, donc, crédible malgré des égarements qui n'ont pas fini de les faire rougir. « Nous avons, en plusieurs occasions, été ridicules », selon Dave Gahan.

Après avoir traversé plusieurs tempêtes – des départs, des séparations, des interruptions, aujourd'hui plus que jamais on a le sentiment d'avoir affaire à un véritable gang.

A l’instar de Björk, Depeche Mode a sagement grandi avec la techno, embauchant les dealers de la fine fleur électronique, auxquels le groupe peut sans désaveu confier production ou remixes en forme d’adoubement. Sur la version deluxe de Sounds of the Universe, les Suédois Minilogue envoient ainsi à des hauteurs vertigineuses le splendide gospel introït In Chains. Depeche Mode, loin de vampiriser la jeune génération, dialogue en permanence avec elle, et transcende une fois de plus sa middle-age crisis avec modernité, au sommet de son électro-pop-art déviante.

Leurs chansons sont des histoires de peur, de force, de sexe, d'amour et de haine, de désir et de contrôle, de pression et d'obsession, de souffrance et d'action.

Ainsi va Depeche Mode, à la fois tout ce que l'on déteste, avec en prime les synthés têtes à claques, mais aussi tout ce que l'on aime : le panache et l'autodérision.

Enfin, ce groupe nous touche par son instinct de survie, son refus de rendre les armes. Les héros d'hier ont d'immenses poches sous les yeux et le regard moins fier, mais ils ne capitulent pas. Il y a quelque chose de romanesque dans cette déchéance annoncée, dans cette fatale incapacité à vieillir en beauté. Comme un drame filmé, public, montré sans pudeur.

« Musicalement, ça signifie que nous serons toujours immédiatement identifiables : avec les chansons que j'écris et la voix si particulière de Dave, un album enregistré à Nashville avec un producteur de country texane serait toujours un album de Depeche Mode. » - Martin L. Gore

Depeche Mode, c’est surtout de la musique glam-rock pour tous et une spiritualité tout-terrain parfois mal comprise. Il a peut-être fallu attendre que Johnny Cash gobe à son tour, lors d’une ultime confession, l’hostie – avec sa relecture émouvante de Personal Jesus – pour que la vérité éclate chez les plus réticents.
Sur la substantifique moelle des chansons de DM peuvent couler la sueur et le sang des pionniers made in USA.
Sous des oripeaux synthétiques évolue un monstre de sensibilité à fleur de peau.

« Ça ne sert à rien de vouloir changer le monde, surtout lorsque ce monde vous convient plutôt mieux qu'un autre. Depeche Mode, c'est notre vie : désormais, il n'y a plus qu'à la vivre. » - Martin L. Gore