vendredi 16 avril 2010

[Don Quichotte] The Fountain : De l’Ombre à la Lumière.

Tel l’hidalgo Alonso Quichano, ma chaise pour Rossinante, ma plume, fidèle lance, et le second Héros, brave Sancho Panza, je m’élance, rêveur épris de justice, abattre ces moulins à paroles que sont les critiques acerbes proférées par des auteurs formatés. The Fountain pour Dulcinée, je m’en vais ramener ce chef d’œuvre, pour beaucoup un navet, de l’ombre vers la lumière.





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Réalisation
Darren Aronofsky
Acteurs principaux
Hugh Jackman, Rachel Weisz, Ellen Burstyn
Scenario
Histoire : Darren Aronofsky & Ari Handel
Scenario : Darren Aronofsky
Musique
Clint Mansell
Photographie
Matthew Libatique
Budget
$35,000,000
Durée
96 min
Sortie
22 novembre 2006
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[LIVRE DES JUGES]

Après l’avoir mentionné en conclusion de l’article Mr. Nobody, je ne pouvais laisser passer l’occasion d’à nouveau partir en croisade contre les critiques trop frileuses. Car, tout comme l’œuvre de Van Dormael, ce petit bébé cinématographique de Darren Aronofsky qu’est The Fountain se fait surtout descendre à cause de son anticonformisme, son originalité et sa complexité. Démonstration de réactions violentes du subconscient de sujets affolés par l’incompréhension :

- « ce film illuminé se perd dans les volutes fumeuses d'un scénario alambiqué et prétentieux. » (Paris Match)
- « Les trois épisodes entrelacés (...) sont mis en scène avec une prétention rare (imagerie chichiteuse, montage archi-alambiqué). L'apothéose pseudo-bouddhiste, d'un kitsch éprouvant, achève de nous abasourdir. » (L’Humanité)
- « Les précédents films de Darren Aronofsky (...) avaient été quelque peu surestimés, mais "The Fountain" est à ranger sans tarder au rayon des âneries » (Le Nouvel Observateur)
Et encore une fois, la palme du ‘’cassage médiatique comme refoulement d’un ego frustré de n’y avoir rien pigé’’ revient aux Inrockuptibles :
- « Si, comme Aronofsky, l'on se prend pour un démiurge mystique, on risque de tomber dans le kitsch psychédélique, dans le nirvana à la sauce Las Vegas. En tout cas, nous ne sommes pas plus avancés sur le sens de la vie. La belle arnaque. » (bien que l’arnaque soit de faire croire que The Fountain veuille donner du sens à la vie, ce qui n’est aucunement le cas.)

Mais voilà que Première saisi lui aussi son arme, et se joint à moi dans ma quête :
- « Son allergie aux conventions et son ambition aveugle risquent de laisser une majorité du grand public sur le carreau ... qui se privera d'une des œuvres les plus fascinantes à avoir foulé les salles depuis très longtemps »
Suivi de près par d’autres qui viennent grossir nos rangs :
- « The Fountain est un poème épique et intimiste, métaphysique et bouleversant. » (TéléCinéObs)
- « The Fountain fait preuve d'une audace et d'une originalité bienvenues (...) une œuvre à fleur de peau transpirant la sincérité, et soutenue par la superbe musique de Mansell et Mogwai. » (Mad Movies)
- « (...) Darren Aronofsky touche une nouvelle fois à la perfection et laisse le spectateur dévasté, repu, en larmes ou en lambeaux. Même pas un chef-d’œuvre, un miracle... » (aVoir-aLire.com)

Auquel de tous ceux-là se fier ? Quel camp choisir ? C’est ce que vous allez décider avec moi dans ces prochaines lignes.


[PREMIER LIVRE DES CHRONIQUES]

Résumer The Fountain est chose peu aisée, mais osons-le quand même.




Nous suivons Tomás-Thomas-Tom, figure centrale magnifiquement interprétée par Hugh Jackman, dans sa quête intemporelle de l’immortalité. Que ce soit le Conquistador Tomás cherchant « dans les jungles de la Nouvelle Espagne » l’Arbre de Vie pour le compte de la reine Isabel ; ou bien Thomas « Tommy » Creo, travaillant dur à son laboratoire pour trouver un remède à la tumeur de sa femme Izzi Creo (autre figure intemporelle sous les traits de la belle Rachel Weisz) ; ou encore Tom, à bord d’un vaisseau-bulle, en route vers une nébuleuse ; ces trois époques, sont rassemblées par un but commun : confronter la Mort. Ces trois histoires se croisent et s’entremêlent, mais jamais ne font marche arrière, et sont animées par des thèmes et des symboles fondateurs au fil de l’intrigue complexe qui se déroule sous nos yeux : l’Immortalité, l’Acceptation (de la maladie, de la fatalité), l’Arbre de Vie, la Nébuleuse Xibalba, l’Ombre et la Lumière.





Des ingrédients épiques.


[LIVRE DES NOMBRES]

Et pourtant, avouons-le tout de suite : ce film est un échec. Sorti le 22 novembre 2006 (27 décembre 2006 en France) Il aura coûté 35 millions de dollars à la Warner Bros., pour un bénéfice global de moins de 16 millions. Et si l’on regarde les divers classements, le film se place, selon boxofficemojo.com, à la 68e position de tous les « films déconseillés aux moins de 13 ans de l’année 2006 », loin derrière Scary Movie 4 ou Big Mamma 2 … C’est pour dire.


[DEUXIEME LIVRE DES CHRONIQUES]

Mais le film n’a pas été qu’un échec commercial, il a bien failli être un échec complet.

[Genèse] – Après deux premiers films (Pi, Requiem For A Dream), Aronofsky grimpait les échelons de la renommée et s’était forgé un nom et une réputation, surtout grâce au film culte de toute une génération de jeune, Requiem For A Dream. C'est d'ailleurs tout juste après ce second film, en 1999, que Darren jette les premières lignes de "The Last Man" sur sa feuille de script. Trois ans plus tard, en 2002, le projet est renommé "The Fountain" et est prêt à être tourné en Australie. La Warner sort alors le grand jeu pour la prochaine réalisation du jeune prodige, et débourse 70 millions de dollars pour financer le prochain chef d’œuvre. Brad Pitt (grand fan de Requiem) s'engage pour le rôle principal – avant même d'avoir fini de lire le script – et Cate Blanchett pour celui d’Isabel « Izzi » Creo. Les bases du film sont jetées, les décors sont conçus et montés près de Gold Coast, dans le Queensland, au sud de Brisbane, et près de 10 millions sont déjà dépensés en pré-production. Darren trépigne.

[Apocalypse] – Cate Blanchett tombe enceinte. Après deux années et demie de collaboration sur le film avec Darren, Brad Pitt prend peur. La complexité du script le décourage, et il fuit vers Troie. L'attrait d'un cachet – bien plus élevé – sur le tournage du péplum de Wolfgang Petersen aurait-il été son talon d’Achille ? Avec l’annulation des contrats des deux stars bankable du film, la Warner Bros. met temporairement fin à la production du film, sans toutefois l’abandonner. Les décors sont démontés, et vendus aux enchères. Le budget, revu à la baisse. Environ 1500 personnes (familles et enfants compris), venues s'installer en Australie pour les besoins du film, se retrouvent au chômage technique et doivent faire demi-tour.

[La traversée du Désert] – S’en suivent sept mois de disette, où le film est mis au placard. Darren, soucieux de voir son rejeton voir le jour coûte que coûte, se dirige vers la filiale de DC Comics, Vertigo, éditeur de comics américain spécialisé dans le fantastique (Fables, Hellblazer) et abordant des thèmes plus adultes que les habituels comics de chez DC (A History Of Violence, V For Vendetta). Il choisit Kent Williams comme auteur, et lui met le script originel entre les mains, lui donnant tout pouvoir dessus : Kent Williams sera le réalisateur graphique de ce Fountain 1.0, pendant qu’Aronofsky s’acharne à faire voir le jour à un The Fountain 2.0 en cinéma. Avec Ari Handel, co-auteur du script, ils s’attèlent à la réécriture de l’histoire. Exit les combats d’armées à la Braveheart ou Lord Of The Rings, trois conquistadors et une vingtaine de Mayas suffiront. Le film est déshabillé, pelé comme un oignon, réduit à son essence-même. Le film est revu dans un esprit indépendant, avec un budget cependant plus élevé que ce type de film (mais toujours plus inférieur que la plupart des films de nos jours). Avec 35 millions de dollars en poche, Darren pose une seconde fois les premières pierres, deux ans après l’Australie, dans les studios de Montréal, Canada. [Résurrection].


Avec quasiment la même dream team technique que lors de ses précédents longs-métrages et certains acteurs fétiches (Mark Margolis, pour qui le rôle du prêtre Avila a été écrit, et que l’on retrouve depuis Pi (1999) [Sol Robeson, le partenaire de Go de Max Cohen] à The Wrestler (2008) [où il joue Lenny, le propriétaire de Randy Robinson] en passant par Requiem For A Dream (2000) [M. Rabinowitz, à qui Harry revend la télé de sa propre mère] ; Ellen Burstyn, pour qui le rôle du docteur Lilian Guzetti a été écrit sur mesure, et que l’on retrouve dans Requiem For A Dream dans le rôle de Sara Goldfarb, mère au régime à base d’amphétamines), le nouveau prodige du cinéma s’apprête à nous livrer une œuvre complète et complexe.


La force du film ne réside pas uniquement dans ses thèmes et son originalité, mais aussi dans sa bande son. Comme depuis son premier film, Pi, Darren Aronofsky accompagne ses films des compositions de monsieur Clint Mansell. Ancien chanteur et guitariste du groupe de punk électronique Pop Will Eat Itself, Clint fut engagé par Darren pour créer sa première bande son de film. Le début d’une longue carrière pleine de succès. Du petit génie de la musique de film, tout le monde (re)connaîtra au moins « Lux Aeterna », thème principal de Requiem For A Dream, magnifiquement interprété par le Kronos Quartet, qui reprendra du service pour The Fountain.



Contrairement à certains compositeurs, que l’on appelle lors de la post-production pour « coller » un fond sonore au film qu’on leur projette, Clint Mansell est toujours impliqué par Darren Aronofsky dès les premières secondes du projet. Ainsi, avec les déboires qu’a connu The Fountain, Clint a eu près de 6 ans pour en composer la musique. La difficulté première pour le compositeur était de savoir trouver la musique pour 3 périodes historiques différentes : le film jonglant sans cesse avec ces trois histoires, passer de percussions tribales à une électro futuristico-spaciale, sans oublier un fond sonore plus contemporain, aurait été inaudible. M. Mansell a donc opté de coller, non pas à l’Histoire, mais à l’histoire. Tomas, Tommy et Tom étant tous trois embarqués dans la même Quête, animés par les mêmes sentiments, la musique reflète donc l’identité de chaque aventure. Au fil du film, l’auditeur attentif pourra reconnaitre des motifs communs dans les morceaux, brodés autour de variations, tous rassemblés sur le morceau de la scène finale, orgasmique, « Death Is The Road To Awe », interprété par le Kronos Quartet et sublimé par le groupe de post-rock Mogwai :



The Fountain n’est pas un film tire-larmes, il n’appuie pas exagérément sur le pathos, c’est un film à fleur de peau. Pourtant, pour peu que vous soyez un tantinet sensible, la musique de Mansell titillera vos glandes lacrymales, à l’image du générique, accompagné de « Together We Will Live Forever », dont une version bien plus poignante existe, avec paroles, susurrées par Antony Hegarty, chanteur du groupe Antony And The Johnsons. Cette chanson se trouve uniquement sur le Myspace de Clint Mansell, sous le titre de « The Last Man ».

(Pour l’anecdote, un autre chanteur devait prêter sa voix à la BO : David Bowie. Darren Aronofsky avoue que son inspiration principale pour l’époque futuriste était l’album Space Oddity (1969), dont le personnage principal, Major Tom, a donné son nom au héros du film. Darren aurait souhaité que Bowie compose une 3 echanson sur le Major Tom, pour le film, mais le projet n’a pas abouti.)


Fort du succès de ses compositions, Clint Mansell s’est vu attribuer, outre le dernier film d’Aronofsky The Wrestler, la bande son de nombreux autres films (Sonny, 11 :14, Sahara, Doom, Smokin’ Aces, Un Jour Peut-être, Moon, etc.) et de nombreuses récompenses et nominations (Golden Globes, World Soundtracks Awards, Online Film Critics Society Awards, etc.).


The Fountain peut aussi se vanter d’être un des rares films de Science Fiction actuel à ne pas utiliser d’image de synthèse lors de ses séquences spatiales. Les responsables des effets spéciaux Jeremy Dawson et Dan Schreker se sont dirigés vers Peter Parks qui, en filmant des réactions chimiques dans une boite de pétri, a su réinventer l’Univers. Représenter l’Infiniment Grand par l’Infiniment Petit, voilà ce qui fut fait. Chaque image de l’Espace, les nuages noirs entourant la nébuleuse, la nébuleuse elle-même, Xibalba … tout n’est que superposition d’images de réactions microbiologiques et chimiques.





Je finirai comme j'ai conclus l'article de Mr. Nobody : "Oui, il peut être compliqué en apparence, oui, il peut être peu accessible pour un certain public lambda, mais on ne peut pas ne pas reconnaître le talent de la réflexion, de l’écriture, de la maîtrise, de la caméra … [The Fountain] est en tout point louable."

The Fountain est un film a l'ambition incroyable, un pari risqué (à tel point risqué que Brad Pitt a quitté le navire, le laissant sombrer), un pari perdu en salle, mais gagné lors de la sortie DVD. Le film a su s'entourer d'un groupe de fervents admirateurs, à tel point qu’Aronofsky envisage une « version B » de The Fountain, une histoire légèrement différente, racontée avec les scènes coupées. Mais « ce ne sera pas une réalité avant plusieurs années », avoue le réalisateur.



Darren aime toucher à tout : thriller psychédélique sur fond de Kabbale et de mathématique que n’aurait pas renié un David Lynch (Pi), drame dynamique sur une adolescence junkie (Requiem For A Dream), science-fiction inclassable et intemporelle (The Fountain), drame quasi documentaire sur un morceau de vie d’un catcheur en fin de carrière (The Wrestler, acclamé par la critique), et « le nouveau Kubrick » (selon Warner Bros.) a aussi d’autres projets sur le feu : thriller psychologique (Black Swan, avec Natalie Portman, Winona Ryder, Mila Kunis et Vincent Cassel), tragédie historique sur fond de Grande Dépression (Serena: A Novel, avec Angelina Jolie), film d'action basé sur une histoire vraie (Breaking the Bank), chronique historique (Jackie, film sur Jackie Kennedy, durant les 4 jours suivant l'assassinat de J.F.K. - avec Rachel Weisz) ou gros film d’action violent qu’on nous promet interdit aux moins de 16 ans (RoboCop, reboot de la franchise lancée par Verhoeven).



Ce cinéaste prodige, parmi les meilleurs de sa génération, sait à chaque fois se réinventer. On lui promet encore de beaux jours devant lui …



Vous avez vu The Fountain mais n'avez pas tout compris ? Les Héros de Bacchus l'ont analysé pour vous. Rendez-vous à cette adresse pour un décryptage complet.

mercredi 31 mars 2010

[Concert] Roubaix's Burning # 14 - DJ Mehdi, Brodinski et Das Glow


* DJ Mehdi : la caution Bronx old school du label EdBanger

Ses premières sneakers à Gennevilliers le petit Mehdi Favéris-Essadi usera. Avec les crews Different Teep puis Idéal J ses premiers vinyles le grand DJ Mehdi maniera. C’est écrit dans le Décalogue. Entre les sillons…


Avant de surfer sur la vague funk électro, DJ Mehdi a rondement satisfait son désir d'intégrer le monde merveilleux du rap. Sans passer hélas par la case "danse", "beatboxing" ou "tag", il rencontre les MCs d'Idéal J en 1992. Promu chef des instrumentaux, il fait un bout de chemin avec Kery James, leader du groupe, jusqu'à sa dissolution en 1999 après la mort de Las Montana. Il poursuit malgré tout sa collaboration avec des groupes assez proches, comme le célèbre 113. La glissade vers le deejaying et la composition viennent plus tard, de la rencontre avec MC Solaar qui, après le premier album d'Idéal J, O’riginal MC’s sur une mission (1996), l'invite à s'exprimer en studio sur son 3e opus.
Par ailleurs, il fonde en 1997 avec Manu Key, son acolyte de Different Teep, le label Espionnage qui alterne autoprods signées DJ Mehdi, comme (The Story of) Espion, sorties de jeunes pousses tels que Karlito ou Rocé et projets transversaux comme Des Friandises Pour Ta Bouche avec Kourtrajmé, B.O. du film Megalopolis de Romain Gavras.

Toutes ces bonnes œuvres faisaient depuis peu enfler les oreilles de Zdar et Boombass, aka Cassius - à l'époque, Motorbass et LaFunkMob. Ce joyeux petit monde vient donc doucement enrichir la culture musicale du jeune DJ, à force d’échanges et de jam sessions. En 2000, une compilation chez Espionnage officialise la cérémonie en mêlant artistes de son label et amis. C'est dire comme la liste est longue...

"Espion - Le EP" (LP, CD, 2000)

01 : DJ Feadz + DJ Mehdi - Espionnage Sound System
02 : The Cambridge Circus - Ulysse
03 : Rocé - On S'Habitue
04 : Dany Dan - Pop Song I
05 : DJ Mehdi + Zdar - Naja
06 : Karlito - T'inquiète ...
07 : 113 + Boombass - Camille Groult Starr (Remix)
08 : Manu Key - Si Tu Savais
09 : Dany Dan - Pop Song II
10 : The Cambridge Circus - Spanish Harlem
11 : Rohff - Despee '90 (Bonus Track)

Pour en venir à la face B, il faut remonter jusque 1998, lors d'une tournée en terre anglo-saxonne. DJ Mehdi rencontre Pedro Winter, fondateur de EdBanger Records en 2003 et, par là même, s'ouvre les portes d'un monde en éclosion.

Une fois le mariage consommé, l'album Lucky Boy sort sur ce label en 2006 puis le titre Signatune édité par Thomas Bangalter [moitié des Daft Punk] en 2007 sur l'EP Lucky Girl. Un clip suivra, signé Romain Gavras. Encore lui.

Mais alors, DJ Mehdi est-il inclassable ? Sait-il lui-même au moins vraiment ce qu'il fait ?!
"...Non, pas vraiment. Je fais une forme de hip hop... Je fais des disques depuis 1992, alors forcément je suis passé par des phases où je me suis senti plus proche d'un truc puis d'un autre... Lucky Boy a pris forme en côtoyant les gens d'EdBanger Records, branchés dancefloor et musique de club, je me suis donc senti polarisé par un style, celui précisément de faire danser les gens, ce qui n'était pas forcément le cas à l'époque où j'étais compositeur pour Idéal J et 113. "
Pour en finir, break dance doit être le maître-mot, avec l'ambition avouée de régénérer la musique intégrée de longue date dans les habitus du clubbeur, Kraftwerk, Crash Crew, Planet Patrol par exemple.

Latin lover dans un registre romantico-disco avec Pocket Piano (Arcade Mode/EdBanger Records, 2008), digne héritier du "Pilgrim Father" de l'électro funk, Afrika Bambaataa, avec Tunisia Bambaata, DJ Mehdi est tout de même arrivé à ses fins. Pour lui, aucune voie n'est impénétrable, hip-hop et électro s'unissent dans un même combat pour la nouveauté.



"Maintenant que je fais de la musique instrumentale, c'est moins évident de définir le message que tu veux faire passer, contrairement au rap. L'émotion la plus brute, la plus pure, la plus immédiate que tu puisses donner à travers la musique instrumentale, c'est celle de donner envie de danser."


* Brodinski : la tête dans le web et les mains dans le cambouis

Un noble et jeune Rémois n'en a que faire des frontières du présent vivace et des règles du "placement produit". Bercé par les sons de sa propre histoire de France, les perles auditives made in Brodinski auraient plutôt tendance à prendre l'allure des grands crus si chers à sa Champagne natale.


Ce music digger n'a pourtant rien d'un obscurantiste. Celui qui s'envisage "comme la personne dans la musique aujourd'hui qui vit le plus avec son époque" n'a simplement jamais connu le CD. Louis Rogé de son vrai nom touche son premier ordinateur à l'âge de 15 ans - au début des années 2000 - et profite alors d'emblée des joies de la culture musicale illimitée. "Il EST free, il a tout compris" : le pain quotidien de la musique mondiale et son partage immodéré grâce à Internet font partie intégrante de son "deejaying process".

C'est donc à Reims en 2004 qu'il fait la connaissance de Yuksek, ce faux-jumeau, au détour des soirées "Bonheur binaire" organisées à la Cartonnerie par P.A. "Yuksek" Busson et Cyril Jollard. "Nous sommes très différents... Yuksek a une famille et c'est un vrai homme de studio. Moi, si au bout d'une heure je ne trouve pas d'idées, je dis : "Allez, on va manger!"

Pour cause, Brodinski dérive souvent à mille lieues de son acolyte, qui évolue en mode breakbeat BCBG... Des DJ sets up-tempo, "une techno tellurique et protéiforme" sortie de derrière les fagots d'un répertoire parfois poussiéreux, à des années lumière du dancefloor mainstream mais mixée dans l'esprit club, voici sa marque de fabrique. Faire en sorte que les gens ne connaissent pas les trois quarts des morceaux qu'il propose, voici son plus grand plaisir.

"Les Daft Punk ne font pas du tout partie de ma culture musicale, même si j'apprécie beaucoup leur musique. Moi, j'ai plutôt grandi avec François Kevorkian ou Larry Levan."

Aussi, lorsqu'on lui demande des noms, des titres favoris...
Philip Glass - Metamorphosis One
Jaydee - Plastic Dreams
Billy Paul - It's Too Late
Aphex Twin - Windowlicker
Squarepusher - Tommib

Entre des productions léchées jusqu'à la corde (Bad Runner EP, chez Mental Groove) et des collaborations espiègles comme les singes à la "Noob", sur Peanuts Club, la folie créatrice de Brodinski semble furieusement contagieuse ! La dernière mise en quarantaine est au nom de Guillaume, moitié du groupe rémois The Shoes, en tant que second suspect dans l'affaire Gucci Vump.

Aussi, quand ce n'est pas lui qui prend les devants, ça ne peut augurer que du bon... Le DJ britannique Sinden vient de créer sa propre écurie, baptisée Grizzly. La première sortie du label sera une collaboration entre Sinden et Sbtrkt, prévue pour le 19 avril. La deuxième sortie sera Brodinski - Arnold Classics, en mai !

* Das Glow : un émigré en terrain conquis


De son vrai nom francisé, Damien Granier, Das Glow aurait été retrouvé en 1982 sur le perron de la cathédrale de l'Archange-Saint-Michel à Moscou puis recueilli par un couple de fonctionnaires moscovites. Il sera ensuite placé dès l'âge de 10 ans en apprentissage chez l'un des plus grand joailliers de la cour de Russie, avant de partir en 1995 pour un tour d'Europe du compagnonnage qui le mènera à Paris.
Ni une ni deux, Damien prend racine et achète sa première paire de platines. Tout l'argent mis de côté depuis sa naissance par sa grand-mère passe dans l'achat d'un ordinateur, le reste dans une carte son. A la première soirée "Alors les filles, On se promène" organisée par Institubes, Damien voit mixer Orgasmic et décide de poser bagages. En septembre 2004, Institubes reçoit par courriel une ébauche de morceau. C'est le coup de foudre et la naissance de Das Glow. A peine deux ans plus tard sort Weiss Gaz EP, suivi de sa bombe à fragmentations technoïdes, Sunburnt en 2008.

Depuis, son style varie entre une électro déviante et haut perchée (forcément) avec Cathédrale et, tout dernièrement, une ritournelle pop, I Want to Wake Up With You, intelligemment filtrée.

Ses remixes pour de sombres et déjantés personnages tels que M.S.K., Shadow Dancer ou The Micronauts ne doivent pas évincer son penchant tout à fait gratuit pour la photographie improbable et tout aussi fulgurante que sa musique.

Pour un aperçu futile et décalé de cette nouvelle scène, rien de tel qu'un billet pour Futurama!


mardi 30 mars 2010

[Music] Etienne Jaumet. Nom de code : Magicien d'Oz de l'électronique


Après son apparition à la Cave aux Poètes, transformée en aire d’autoroute interstellaire pour l’occasion, tandis que ses premiers camarades « réplicants » pénétraient dans le sas roubaisien, votre Hermès préféré est parvenu à étudier cet ovni aussi violent qu’un Big Bang, aussi brillant qu’une aurore boréale…

Étienne Jaumet est Monsieur Discret. Un artiste tranquille au look de nerd intello.

C'est aussi un multi-instrumentiste dont le nom est resté enfoui des années durant. Ses productions au sein du duo krautrock Zombie Zombie, qu’il forme avec Cosmic Neman, le batteur d’Herman Düne, puis dans le combo The Married Monk, ou encore ses collaborations avec Herman Düne en personne lui ont permis de gagner en notoriété. La vie d’Étienne Jaumet est naturellement concentrée en rencontres musicales.

"Dès 10-11 ans, j’étais fan de musique. J’écoutais The Cure, Joy Division, du punk aussi, comme mes copains. Et puis les émissions de Bernard Lenoir. La radio m’a ouvert des horizons : j’y ai découvert Oh Superman de Laurie Anderson, Kraftwerk, qui me faisait voyager. Je me passionnais pour les génériques de dessins animés : Ulysse 31, Chapi Chapo [signé François de Roubaix – prochaine victime de notre Maieutikê], les Dossiers de l’écran, San Ku Kaï. Tout cela m’a donné très tôt le goût pour la musique électronique…"


Son premier amour de jeunesse ? Le saxophone. Il joue même dans une harmonie municipale, avant finalement de rentrer au Conservatoire. "Mais je n’étais pas assez travailleur. Et le saxophone est devenu un instrument cliché des années 80, alors j’ai brusquement arrêté. Plus tard, je m’y suis remis, en écoutant du free jazz. Là, l’instrument était naïf, déchiré, pas du tout langoureux ou sexy comme dans le rock et la variété des eighties."

Après un bac S, Jaumet poursuit des études supérieures du son à l’école Louis-Lumière, en banlieue parisienne (sur les traces de Jacques Demy, Gaspard Noé ou Louis de Funès). "C’était un bon compromis car la vie de musicien est très aléatoire."
Dès 1995, il commence à sonoriser les autres. "Combien ? Un millier de groupes ! C’était le rêve ! J’ai pu travailler avec Daniel Johnston, Aphex Twin, The Moldy Peaches, Lou Barlow, Antipop Consortium… Je me souviens aussi de Moonshake, un groupe très marquant, avec des influences krautrock. C’est d’ailleurs à cette période que j’ai rencontré et sonorisé Herman Düne pour la première fois."

Dès son arrivée à Paris, à 21 ans, il arpente les rayons des disquaires de l’époque : Rough Trade, Danceteria, New Rose. Depuis les rives de la pop synthétique (New Order, Elli & Jacno, Etienne Daho, Mathématiques Modernes) et du rock expérimental de Sonic Youth, Mercury Rev ou Ride, Étienne Jaumet poursuit jusqu'au jazz, en commençant par John Coltrane et ses camarades, Elvin Jones, McCoy Tyner, Eric Dolphy. Enfin, Miles Davis, Pharoah Sanders, et de là, plongée ultime dans le free jazz.
De la musique ethnique à la musique concrète, du krautrock au new beat belge en passant par Silver Apples, Suicide, Telex ou D.A.F., sa soif auditive ne connaît pas de limites...en deçà du rythme binaire.

THE MACHINE MAN

Éternel adolescent, Étienne Jaumet se cherche encore, puis se découvre une orientation synthétique avec l’implantation en France, au milieu des années 90’, de Cash Converters. "J’y ai découvert les synthés analogiques, alors que tout ce matériel était en totale désuétude à l’époque. L’ouverture de ces magasins d’occasion a permis à certains de se débarrasser de leurs synthés et à d’autres, comme moi, de s’y initier."
À la recherche d’arrangements originaux, il remarque ces vieilles machines et se plonge dans leur univers. "J’aime ces machines, leurs boutons. Et aujourd’hui, je suis un inconditionnel… Dès que je branche un synthé, une boîte à rythmes, un effet, il y a toujours ce frisson qui me traverse en même temps que l’électricité parcourt la machine."

"Ce sont des outils très manuels et particulièrement intuitifs. Le geste crée le son. Je n’ai rien contre l’ordinateur, mais avec ce type de matériel, tu finis par faire la même musique que ton voisin. Pour moi, les synthés ont une âme, une âme analogique, du fait que les réglages ne peuvent être conservés, que le son dépend de ta façon de jouer, que les composants électroniques possèdent une certaine instabilité. C’est une chose vivante…"

Jaumet ne délaisse pas pour autant sa première conquête, et accompagne au saxophone Francisco Lopez, aka Flóp, sur trois albums et le seconde à Mains d’Œuvres, lieu de création artistique à Saint-Ouen. Le duo s’installe en résidence à partir de 2001, et c’est dans ce lieu, « où il y a beaucoup d’effervescence », que va se jouer son avenir : il y rencontre The Married Monk, formation pop alternative qu’il sert sur disque et sur scène ; y croise des chorégraphes pour qui il signe des musiques de spectacles ; devient ingénieur du son de la salle ; et surtout, partage son local de répétition avec Herman Düne…

"Un soir, tout le groupe était parti sauf Neman Cosmic, le batteur. Alors que j’improvisais sur mes claviers, il a commencé à jouer. Il y a eu une alchimie immédiate. Nous prenions beaucoup de plaisir à improviser ensemble, avec une approche très instinctive."
Dans la frénésie des premiers concerts parisiens, le couple se trouve un nom, Zombie Zombie, publie déjà un maxi très confidentiel sur le label Boomboomtchak avant que la magie des rencontres ne fasse le reste…
En l’an de grâce 2006, Gilb’R, patron du label Versatile, débarque au Point Éphémère pour assister au live de Joakim. Là, il tombe sur ces deux savants fous, programmés en warm-up. Étienne, lui, ne savait même pas de qui il s’agissait, ni de quoi il retournait – un "truc house, électro"…

Consécration ultime pour le petit monstre bicéphale devenu grand, le prestigieux disquaire indépendant Rough Trade sacre dans la foulée A Land for Renegades (Versatile/Nocturne) comme l’un des dix meilleurs albums de 2008. Premier album noir et fascinant, avec Goblin et John Carpenter en arrière-plan. Ses 11 morceaux sentent la sueur de l’improvisation et de la passion enfantine à triturer le moindre bouton. Les ambiances sont pesantes, les notes traînent comme des bruits dans la nuit, et surtout ça crie – When I scream you scream. Zombie Zombie rejoue ainsi la mélodie des berceuses adolescentes et raconte son meilleur cauchemar. "Ce qui est très important dans ZZ, confie Jaumet à Trax en mars 2008, c’est la pulsation, le rythme de la batterie qui nous emmène jusqu’à la transe"… Somnambulesque.



La réussite de ce premier essai pousse Jaumet à aller plus loin... Seulement, "Neman n’est pas tout le temps disponible, car il joue avant tout avec Herman Düne. C’est pourquoi j’ai commencé à composer des morceaux… Et en une après-midi, j’ai fait le morceau Repeat Again After Me, enregistrement et mixage compris. Je vais vite."

NIGHT MUSIC (Versatile/Module)


Pièce magistrale de musique psychédélique ou "mix dirigé et imaginé" par Carl Craig… Les qualificatifs s’accumulent et se conjuguent au mélioratif pour célébrer ce premier solo.
Le menu : cinq morceaux spatiaux, gazeux et narcotiques où sont convoqués saxophone, harpe et même une vielle à roue, sans oublier la voix éthérée d’Emmanuelle Parrenin, pionnière psyché folk des 70’. Le résultat : une rencontre au sommet entre les algorithmes synthétiques de Jaumet et le ballet mécanique proto-techno du producteur US.

Elle impose d’emblée une couleur, une identité, un caractère trempé dans les flaques d’automne 2007, lorsque grandissait le premier enfant légitime d’Étienne Jaumet. Baptisé Repeat Again After Me, le prototype s’appuyait déjà sur une longue odyssée future jazz hypnotique déroulant sereinement ses 13 minutes, avec phrasés plaintifs et boucles entêtantes.

L’illuminé y exprime toute sa tendresse, voire son fétichisme, pour la poésie naïve et les échafaudages alambiqués des sorciers électroniques allemands des années 70’. Comme pour coller à la tradition des albums planants de l’époque, Night Music s’ouvre sur For Falling Asleep, œuvre saisissante de beauté et d’intensité longue durée mêlant volutes analogiques, chœurs façon Gorecki pour 2001, Odyssée de l’espace et strates d’échos à la Terry Riley, avant de s’éteindre sur quelques frôlements de harpe. Elle n’est pas sans rappeler le prodigieux E2-E4 de Manuel Göttsching, produit une nuit de décembre 1981.
En face B, Étienne Jaumet enchaîne une série de vignettes tout aussi crépusculaires et hypnotiques, dont la sublime At The Crack Of Dawn sur laquelle il couche son saxophone dans un dernier cri d'orgasme.

Les partitions de Jaumet rappellent donc autant la musique électronique minimaliste, la kosmische musikAsh Ra Tempel dont Klaus Schulze fut membre, Popol Vuh et surtout Tangerine Dream – que le jazz, en mode free à la Pharoah Sanders, ou afro-futuriste comme Sun Ra. Night Music distille une "techno des sphères", une cosmic music qui renvoie directement à Landcruising (1995), masterpiece techno ambient de Carl Craig, génie de la seconde génération de Detroit.

Construites autour d’un spasme de boîte à rythmes – l’éternelle TR 808, les nappes vintage, les boucles de synthés et les complaintes acoustiques en forme d’incantation cosmique possèdent une rare puissance sur des esprits trop contents d'évacuer le réel pour rêver d’un monde en apesanteur.


Night Music est une œuvre d’esthète, sincère et intimiste, rétro mais contemporaine, frappée du don de la retenue et de l’hypnose. C’est là l’un des traits marquants d’une nouvelle génération de DJ’s qui, de l’agité Turzi en passant par l’équipe de Dirty Sound System ou les plus tranquilles Studio, signent le renouveau de l’analogique et du bricolage hippy à l’ère du numérique triomphant.

Night Music n’est alors pas destiné à briller de mille feux dans l’instant virtuel mais à durer dans le temps intersidéral, à l’abri des trous noirs de la mode.

"Je n’ai aucune explication sur le pourquoi de ma musique... En fait, tout ça n’est pas très sexy. Il n’y a pas de concept. La magie, c’est ce que les auditeurs comprennent, bien plus que ce que je crée…"

dimanche 21 mars 2010

[Découverte de la région] Delbi

Depuis près de 4 ans maintenant, Romain D., alias Delbi, promène ses instruments de scènes en scènes de la région. De premières parties en petits concerts, Delbi a su s’entourer d’un petit groupe d’inconditionnels fans et jouer aux côtés d’artistes reconnus comme Java, Benabar, Benjamin Biolay, le regretté Mano Solo ou de groupes lillois comme Roken Is Dodelijk, faisant partager sa musique « white folk, black groove » (1).



Pour les Héros de Bacchus, Delbi se décrit : « Delbi, c’est un projet solo, guitaristique et électronique » (2). Car sans l’électronique, Delbi ne serait pas. Ce qui fait son originalité, c’est qu’il joue principalement de la guitare, mais que sa musique se fait avant tout avec les pieds.



A l’aide de pédales en tout genre, Delbi sample, Delbi loope (sans se rater), et construit, sous vos yeux, ses morceaux. Un riff de guitare tourne en boucle, auquel se rajoutent d’autres notes, puis du beat box, puis des maracas, du triangle, du synthé … Au final, on assiste à la superposition de couches musicales, une par une, créant progressivement un morceau complet. C'est un peu comme assister à la fabrication d'un délicieux mille-feuilles, ça met en appétit. Même si Delbi ne s’affilie pas au minimalisme, Terry Riley ou Steve Reich ne semblent parfois jamais bien loin dans la composition (boucles, superpositions et variations), mais disparaissent bien rapidement quand le morceau a pris forme et nous livre ses sonorités folk-blues aux influences aussi variées que Björk, Led Zep’, RATM, Beethoven ou Jeff Buckley, bien que si l’artiste ne devait en citer que trois, il vous dirait « Merz / Muddy Waters / My Brightest Diamond ».




En soit, Delbi est donc un groupe à part entière, et il nous l’affirme, être seul sur scène « ça file le frisson ». Mais Romain n’a pas toujours été seul : « J'ai commencé le groupe LULU (composition et interprétation) en 1998, je jouais en parallèle dans un groupe de rue, les Tchobello. J'avais des chansons de côté depuis longtemps, que j'ai eu envie de jouer rapidement. C'est pour ça que je me suis lancé en solo ».

C’est donc au fil des années à côtoyer les instruments que Delbi s’est construit une identité musicale, mais son goût de la musique, il le doit avant tout à son père : « En général, il y avait des instruments chez moi, j'en jouais, mon père chantait le blues ». C’est avec un humour particulier que Delbi raconte aux Héros de Bacchus ses choix d’instruments et sa manière de composer : « Je prends les instruments tels qu'ils se présentent à moi, notamment ce sur quoi on peut taper ou gratter, je suis nul en instruments à vent. De toute façon je suis asthmatique ... » « En repet, [la création musicale] est spontanée, je me laisse porter par la musique et les boucles, les structures viennent bien après. Mais j'aime aussi le chocolat. »

Avec un EP de 6 morceaux en poche, Delbi continue à écumer les salles de la région, et même plus loin. Car Delbi, il faut le faire en concert, là où se construit la musique, précisément, minutieusement, où chaque nouvelle couche musicale vous cloue un peu plus sur votre siège ou vous fera remuer un nouveau membre de votre corps : on remue la tête, puis on tapera du pied, avant de frapper dans ses mains et finir par plisser le visage à mesure que le morceau vous prend aux tripes. Tandis que le CD dans la chaine hifi, les morceaux déjà finis, la magie se perd un peu. Entre le live et le studio, sans hésitation, on préférera très certainement le live. Delbi, lui, son format préféré, c’est « A4 ».




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(1) http://www.myspace.com/delbimusic
(2) Extrait de l’interview complète réalisée par les Héros De Bacchus pour
flatboyslille.blogspot.com disponible à cette adresse. Toutes les citations présentent dans la suite de cet article proviennent de cette interview.

lundi 8 février 2010

[Cinéma] Mr. Nobody : Chronique d’un film invisible

Le mercredi 13 janvier 2010 est sorti sur les écrans un film ; un film qui aura mis 13 ans à voir le jour. Et pourtant. Trois semaines plus tard, ce film a disparu des salles, alors que Le Petit Nicolas (sorti le 30/09/09), 2012 (11/11/09), Alvin et les Chipmunks 2 (23/10/09) ou encore Twilight 2 (18/11/09) se disputent encore l’affiche au Kinépolis.



Ce film, c’est Mr. Nobody, le dernier film de Jaco Van Dormael, réalisateur de Toto le Héros (1991) et du Huitième Jour (1995). Pourtant fort d’un budget de plus de 33 millions d’euros, épaulé par un casting international et assez prestigieux : Jared Leto (Lord Of War, Alexandre, Requiem For A Dream, American Psycho, etc.), Diane Kruger (Inglourious Basterds, Benjamin Gates, Goodbye Bafana, Joyeux Noël, Troie, etc.), Linh-Dan Pham (Pigalle la Nuit, Pars Vite et Reviens Tard, De Battre Mon Cœur s’est Arrêté, etc.), Rhys Ifan (Good Morning England, Elizabeth : l’Âge d’Or, Vanity Fair, Human Nature, etc.), etc., Mr. Nobody n’a pas franchement rencontré le succès en salle, ni le succès critique.




Pourtant bien parti lors de sa première semaine en salle, avec la 9e place au Box Office, il chute dès la deuxième semaine (13e place), pour disparaître du tableau dès la troisième semaine, la faute à une critique trop frileuse : Le Nouvel Observateur y voit « (…) une fiction en ramifications stériles, plombée par un scénario dont la construction en labyrinthe masque mal la pauvreté d'inspiration » là où « Le tarabiscotage de l’intrigue, le montage de bourrichon formaliste [qui] débouche en fait sur un semis de clichés sur une nappe à carreaux » irrite Libération, alors que Le Journal du Dimanche s’attriste que « Le chaleureux auteur de Toto le héros et du Huitième Jour se perd[e] malheureusement dans un thème de science-fiction trop grand pour lui ». De son côté, l'Inrockuptible Schtroumpf Grognon s’en donne à cœur joie : « Mais à courir douze lapins à la fois, Mr. Nobody en ressort froid et repoussant d’intelligibilité, visuellement très laid, cacophonie ultrabricolée ». On notera que le reproche général fait à Van Dormael, c’est celui d’avoir fait une œuvre trop aboutie, trop sérieuse, trop multiple dans ses lectures et dans ses thèmes. On comprend mieux alors pourquoi Mr. Nobody s’est lamentablement fait taclé par le Petit Nicolas à l’entrée du cinéma …



Pourtant, certains ont vu juste : Première vante un « voyage [qu’]on ferait mille fois les yeux fermés pour le vivre dans les moindres détails », où « Le spectateur ne peut que s'extasier devant cette vertigineuse odyssée humaine sublimée par une très belle photographie de Christophe Beaucarne », selon L’Ecran Fantastique, tandis que Chronic’Art tempère et note qu’ « il est toujours possible de lui reprocher sa tendance « shaker » : quelques miettes philosophiques (le libre choix de Descartes préféré au nécessitarisme de Spinoza), une bonne cuillerée d'effet papillon (pompage des théories du météorologue Edward Lorenz), et surtout un zeste de Michel Gondry qui avec son Eternal Sunshine Of The Spotless Mind avait déjà posé les bases d'un cinéma ayant le pouvoir de rendre la vie réversible. Et quand le spectateur-Minotaure s'épuise dans les dédales du film, montre du découragement devant ce labyrinthe narratif, Jaco Van Dormael sait le rattraper, le relancer. Mais au fond, qui a vraiment envie de trouver la sortie ? »

Car oui, le film peut paraître complexe, avec sa multiplicité d’histoires. Car le thème de base de toutes ces histoires, c’est le choix :



“As long as you don’t choose, everything remains possible”. Et “everything”, « tout », n’est pas « les deux ». En ne choisissant rien, on choisi tout. Mr. Nobody devient Mr. Everybody, car le film ne se veut pas un simple film sur l’Effet Papillon (même s’il y fait référence plusieurs fois), pour lequel une action A donne un résultat X, et une action B donnerait un résultat Y, ni un simple film sur des « et si ? ». Non, ici, le choix A ouvre sur d’autres choix a, b, c, et le choix B sur d’autres choix d, e, f. La logique binaire est brisée et l’on fait face à l’Infinité des Possibilités de vies. Deux parents, trois femmes, mais au final, peut-être plus de 6 vies défilent devant nos yeux, certaines brèves, certaines longues d'à peine une scène, d'autres qui nous tiennent en haleine tout au long des 2h20 de film.


Et le dur choix auquel Nemo doit faire face, bien plus lourd de conséquences qu’un simple éclair au chocolat ou un roulé, c’est celui-ci :



De ce seul choix découle tout le reste du film, et un patchwork de vies possibles. Et un patchwork n’est pas un éventail. Les vies ne sont pas exposées côte à côte, le film n’est pas linéaire. Les vies se mêlent, s’entrecroisent, fonctionnent par reflet ou par contradictions. Si, pour Stendhal, « un roman est un miroir que l’on promène le long d’une grande route », le film de Van Dormael est un diamant, qui nous présente plusieurs reflets, plusieurs facettes, de cette grande route, avec, toujours, omniprésent, le personnage central de Nemo Nobody. A noter que NEMO est une anagramme du mot grec EMON, (τὁ ἐμόν) signifiant « mon sort » : au fil du film, Nemo s’avérera être maître, créateur de son, ou plutôt de ses sorts. Car, sans révéler la clé finale de la pellicule, une bonne partie de Mr. Nobody est avant tout fantasmée, plutôt qu’être vécue. Alors, là où la critique y voit du cliché, j’y vois avant tout de la parodie de vie idéale comme sait très bien la produire l’esprit humain.


Jaco Van Dormael ne s’est pas limité dans l’écriture, s’en est donné à cœur joie et a perfectionné son scénario durant 7 ans, l’a doté de délicieux petits détails. Car Mr. Nobody est un film jusqu’au-boutiste. La flèche temporelle s’étale de la préhistoire (lors d’une courte scène de comparaison) à 2092, où Nemo Nobody, âgé de 118 ans et dernier des mortels dans un monde désormais immortel, relate son passé, ses passés, à un psychologue. On nous gratifie aussi de quelques scènes de Science Fiction, aux effets spéciaux étonnement bien fait, lors de la mise en image de l’histoire écrite par un des Nemo adolescents ; de dissertations internes du personnage ; de courts documentaires sur le temps, la dispersion, le sentiment amoureux, avec Nemo en présentateur-narrateur ; du dialogue intérieur d’un comateux (chose rare en cinéma) qui commente ce qui l'entoure, ce qu'il entend, ce qu'il ressent (et, sans en discuter ouvertement, ouvre le débat sur le traitement des patients en état végétatif) ; et même, raffinement ultime, d’une mythologie personnelle : la Vie avant la Vie, quand les "encore-non-nés" savent tout du monde, de la vie, et que les Anges de l’Oubli, avant la naissance, descendent poser un doigt sur les lèvres pour que cette science infuse soit oubliée, ou encore la Fin du Temps (qui n'est pas la Fin des Temps). C'est un conte philosophique, et aussi une ode à l'Imaginaire et aux pouvoirs de l'esprit.





Il n’y a pas à discuter, Mr. Nobody est un film soigné, minutieux, léché. En sont aussi la preuve les mouvements de caméra, les plans, et surtout l’usage des effets spéciaux. La technologie n’est pas au service du spectacle, mais de la technique ; elle permet de produire des plans séquences, certes artificiels, mais fichtrement étonnants, à l’image de cette scène où la caméra suit, de dos et légèrement à droite, Nemo, qui va se positionner devant la glace. Position classique de la caméra pour le moment, afin d’éviter, bien sûr, que celle-ci se reflète dans le miroir. Mais la caméra se meut à nouveau, et vient se positionner devant Nemo, lui tournant le dos, et filmant ainsi son reflet, sans pour autant que la caméra apparaisse à l’image. Alors qu’elle fait dos au personnage, on a pourtant son visage au premier plan, puisqu’elle filme le reflet. Puis Nemo se tourne et quitte la salle de bain, et la caméra, sans coupure, s’avance et le suit, comme si, cette fois-ci, elle n’était non plus en face de la glace à filmer le reflet, mais bien en face de Nemo lui-même.

Et le tout, comme pour parfaire une œuvre déjà complète, est allégrement saupoudré de chansons astucieusement choisies et placées : Where Is My Mind des Pixies, Mister Sandman des Chordettes, Everyday de Buddy Holly, Day Dream de Wallace Collection, et d’autres, y côtoient l’opéra ainsi que les compositions lyriques et un poil mystérieuses du regretté Pierre Van Dormael, frère du réalisateur.


C'est un film tiroir : on y trouve de tout. De tous les genres, de tous les tons (on s’émeut, on rigole, on empathie, on désapprouve, on apprend …), de toutes les époques … C’est un film complet. Oui, il peut être compliqué en apparence, oui, il peut être peu accessible pour un certain public lambda, mais on ne peut pas ne pas reconnaître le talent de la réflexion, de l’écriture, de la maîtrise, de la caméra … Mr. Nobody est en tout point louable.



Malheureusement, son destin semble tout tracé pour être le même que le merveilleux The Fountain, troisième film du prodige Darren Aronofsky (Pi, Requiem For A Dream, The Wrestler) : film inconnu d’une grande majorité faute de succès et malgré quelques menues récompenses lors de divers festivals, navet prétentieux pour certains, et chef d’œuvre culte pour une minorité d’admirateurs. Choisissez votre camp.



jeudi 4 février 2010

[Maieutikê] L'Histoire Sans Fin

Bastien. Un prénom qui, déjà, devrait éveiller quelques vagues souvenirs en vous … Non ? Et si je vous dis Falkor, Atreyu, Artax … ? L’Histoire Sans Fin, bien entendu !

Ce film a sans doute bercé l’enfance de la plupart d’entre nous, en nous embarquant dans sa folle aventure, à dos de dragon porte-bonheur. Réalisé par Wolfgang Petersen en 1984, ce n’est qu’une adaptation partielle d’un roman de l’auteur allemand Michael Ende publié en 1979. En effet, le film de 1984 ne traite que de la première partie du roman, tandis que sa suite de 1991, l’Histoire Sans Fin 2 : Un Nouveau Chapitre, s’inspire très légèrement de la seconde partie du roman, abandonnée par Petersen. Mais nous ne discuterons pas ici des problématiques de l’adaptation.




Histoire de vous rafraichir la mémoire, voici un rapide rappel :
- Bastien Balthazar Bux est un jeune garçon rêveur. Sa mère étant morte, et son père plutôt absent, il ne trouve le réconfort que dans les livres, tandis que dans le « monde extérieur », il multiplie les échecs scolaires et se fait maltraiter par une bande de jeunes garçons de son école.
- Afin de leur échapper, il se réfugie dans la librairie de Monsieur Coreander. Bastien se prend d’intérêt pour le livre que M. Coreander lit, et profite d’un moment d’inattention du libraire pour le voler et s’en aller.
- La lecture de ce livre le plongera dans l’univers merveilleux de Fantasia, rongé par de terribles maux : la Petite Impératrice qui gouverne ce monde est atteinte d’une maladie mortelle, étrangement liée à l’avancement du Néant, qui englouti et détruit Fantasia de jours en jours.
- Un héros, Atreyu, part donc en quête d’un moyen de sauver la Petite Impératrice.

Ca y est, ça vous revient ? Hé bien étudions ce film ensemble et disséquons nos souvenirs. En visionnant à nouveau ce film, d’un œil adulte cette fois, nous pouvons remarquer trois choses, trois thèmes : la première, et plus frappante, est que c’est un film clairement destiné aux enfants, et qu’un adulte revoyant le film pourra être légèrement déçu par certains aspects ; ensuite, que le film aborde toutes les étapes nécessaires et indispensables à la Quête Initiatique. Il en comporte aussi tous les personnages récurrents ; enfin, que le film, sous son apparente légèreté, traite du conflit entre Imagination/Fiction et Réalité et oppose ces deux mondes. Ce sont ces trois thèmes que je me propose d’aborder avec vous plus en détails dans cet article.


***

Premier élément, donc, et peut-être le plus choquant pour un public plus mature, c’est le public destiné : Petersen a clairement destiné son film aux enfants, au détriment d'un public plus adulte. Les personnages sont « comiques », et quand je dis ici comique, je parle d’un comique de classe primaire … C’est-à-dire qu’à notre âge, désormais, on sent qu’on devrait rire, mais on ne voit pas pourquoi. Les meilleurs représentants de ce comique agaçant sont le troll vagabond et sa chauve-souris narcoleptique, ainsi que le couple de gnome Engywook et sa femme Urgl.


Aussi, un enfant ne s’attachera que peu à la forme, mais uniquement au fond. De cette manière, on ressent que Petersen ne s’est pas ennuyé avec de grands mouvements de caméra et une mise en scène léchée. La réalisation est somme toute basique, et l’on se retrouve même parfois face à un manque total de transition et quelques abruptes coupures. Un manque de continuité dans le script, aussi. Par exemple, quand Atreyu est sauvé par Falcor le Dragon Porte Bonheur, celui-ci déclare qu’il a parcouru 9 891 miles sur les 10 000 que devait parcourir Atreyu pour atteindre l’Oracle Sudérien. Ce qui lui laisse encore 109 miles à faire, soit 175 kilomètres. Après une discussion avec le couple de gnome, il décide de partir tenter sa chance et passer le premier portail, et le voilà que, au plan suivant, semblant arriver à peine quelques secondes plus tard, Atreyu fait déjà face aux deux sphinx qui gardent le passage. Un détail, peut-être, pour certain, mais un détail tout de même encore plus grand que le trajet Lille-Amiens.

Alors, quand on revoit le film des années plus tard, on a du mal à retrouver ce charme qui nous a tant plu. Mais on le retrouve tout de même un peu, ne serait-ce que par les décors et les costumes, dans lesquels tout le budget a du passer ! On ne peut que noter la virtuosité des effets spéciaux pour l’époque, l’animation et l’expression de visages pourtant entièrement artificiels comme ceux du Mangeur de Pierre et de Falcor. Je m’étonne encore de ne pas avoir pleuré, dans mon jeune temps, face au visage du Mangeur de Pierre déprimé et ayant perdu tout goût de la vie, quand il relate comment il n’a pu sauver ses amis des gouffres du Néant, lorsque ceux-ci lui ont échappé des mains (« they look like big, good, strong hands, don’t they? I always thoughts that’s what they were […] the Nothing pulled them right out of my hands. I failed.»). Encore maintenant, cette scène m’attriste énormément. Et la scène où il décrit comment la belle région d’où il vient a disparu dans le Néant m’a toujours flanqué une frousse bleue. Une sorte de peur profonde, la peur de l’ennemi invisible, le Néant : « Near my home, there used to be a beautiful lake! But then… then it… it was gone. – Did the lake dry up? – No, it just wasn’t there anymore. Nothing was there anymore. Not even a dried-up lake. – A hole? – A hole would be something. No, it was Nothing! And it got bigger... and bigger! ». La peur enfantine du Néant, comme celle de l’Infini, joue sur le fait qu’un enfant, ni personne, ne peut se l’imaginer, se le représenter. Qu’est-ce que l’Infini ? Qu’est-ce que le Néant ? Des questions qui m’empêchaient de dormir la nuit, me filaient la peur au ventre, et laissaient mon esprit, habituellement si plein, désormais si vide, si vide de réponse. On peut réchapper au loup Gmork, car on le voit, car il existe, on peut donc s’en cacher, le cacher, le détruire, le nier. Mais que faire face à ce qui n’est pas ? Face à ce qu’on ne peut même pas imaginer ? On peut bannir de son esprit une image, une pensée ; pas un trou noir, pas Rien. Bref, l’Histoire Sans Fin en aura sûrement effrayé plus d’un.


Le film est aussi une Quête, la Quête d’Atreyu pour sauver la Petite Impératrice : un modèle maintes et maintes fois utilisé, en livre, film, jeu vidéo … Car c’est un schéma d’aventure classique, connu et apprécié des enfants. Ici, tout y est. Commençons par les personnages : Il y a le Héros, Atreyu, bien souvent à cheval ou avec un autre animal de compagnie, ici Artax, ou Falcor. Il y a l’adjuvant, celui qui aide le héros dans sa quête : On peut citer Falcor le Dragon Porte Bonheur qui apparaît toujours dans les moments les plus critiques, le médaillon AURYN qui le protège tout au long de l'aventure, la tortue Morla qui lui livre un indice de plus pour avancer dans sa quête, le couple de gnomes qui le soigne et lui délivre de précieuses informations sur ce qui l'attend … En face se trouve l’Opposant, l’ennemi, qui cherche à freiner le Héros dans sa quête : le principal ennemi est le Néant, mais il y a aussi le terrible loup Gmork, ou encore les Sphinx qui gardent l’entrée de l’Oracle Sudérien. Mais l'Objet de la Quête, quel est-il ? Trouver un remède qui sauvera la Petite Impératrice et Fantasia. La Quête est souvent initiée par quelqu’un (le destinateur), pour quelqu’un ou quelque chose (le destinataire). C’est le chambellan de l’Impératrice qui lance Atreyu en quête d’un remède pour la Petite Impératrice. Dans la réalité, chez Bastien, le schéma est à peu près similaire. Notre héros, c’est Bastien. L’adjuvant, c’est son Imagination. L’opposant, c’est la réalité, son père (« stop daydreaming, start facing your problems »), les trois voyous qui harcèlent Bastien. Sa quête ? Trouver son bonheur, être heureux. Le destinataire de la Quête, c’est avant tout Bastien lui-même. Celui qui l’a initié ? Le libraire, M. Coreander.

Le schéma narratif est lui aussi classique, et identique à celui que nous avons pu apprendre lors de nos plus jeunes années de français et de littérature : Situation initiale (Bastien dans la Réalité, ses problèmes à l’école, son père distant, les trois voyous qui l’agressent …), évènement perturbateur (son entrée dans la librairie de M. Coreander et la découverte du livre de l’Histoire Sans Fin), les aventures qui en découlent (la quête d’Atreyu), l’évènement réparateur (la prophécie émise par l’Oracle du Sud, qui ne se réalisera que plus tard, quand Bastien acceptera d’être le vrai héros de l’histoire) et la situation finale (le pays de Fantasia est sauvé, tous les habitants sont en vie).

Les aventures elles-mêmes sont prévisibles : la quête d’Atreyu est remplie de hauts et de bas. Les hauts : Il part en quête du remède et cavalcade de partout ; il est sauvé par Falcor ; il passe la porte des Sphinx et obtient la solution à sa quête ; il part en quête des limites de Fantasia. Les bas : son cheval Artax meurt ; il manque de mourir dans les Marais de la Désolation ; il est séparé de Falcor par le Néant et pense avoir échoué dans sa quête. Le tout est soigneusement disséminé le long du film, à un rythme relativement régulier de « haut – bas – haut – bas ».

Encore une fois, cette trop grande facilité plaît aux enfants, et irrite quelque peu le spectateur adulte.



Mais le plus important, et le plus intéressant dans tout ça, ce n’est pas forcément la Quête d’Atreyu, mais celle de Bastien. C’est cette opposition entre la Réalité et la Fiction. Bien qu’opposition ne soit pas forcément le bon mot, car, à l’image d’AURYN, la Réalité et la Fiction se mêlent, s’entrecroisent, et ne font qu’un. Le médaillon rappelle l’image de l’Infini, l’Infinité des possibilités de l’Imagination ; c’est aussi une adaptation du Yin et du Yang, le doré pour l’Imaginaire, le Vert pour la Réalité, et où un peu des deux se trouverait d’un côté comme de l’autre ; c’est aussi Ouroboros, le serpent/dragon qui se mord la queue, symbole de l’Eternité, de l’Infini, du cycle de la vie, mais aussi symbole de l’union de la terre (la Réalité) et du Ciel (l’Imaginaire) : sa forme de serpent le rattache à la terre, et le cercle symbolise le monde céleste. AURYN est sur la couverture du livre, ainsi qu’au cou d’Atreyu : à la fois dans la Réalité, ainsi que dans la Fiction.

La Réalité, qu’est-ce que c’est ? Pour Bastien, c’est le décès d’une mère, un père absent pour son travail, des échecs scolaires, des petites brutes qui le traumatisent. Une réalité de laquelle il s’échappe à travers les livres, mais vers laquelle son père l’attire à nouveau : « get your head down the clouds, keep both feet on the ground ». L’Imaginaire, qu’est-ce que c’est ? Une terre peuplée de créatures extraordinaires, des paysages magnifiques, des aventures palpitantes. Un échappatoire, un lieu où l’on peut être le Héros (« Your books are safe. You get to be Tarzan or Robinson Crusoe »), mais où, malheureusement, on ne reste pas assez longtemps (« but afterwards, you get to be a little boy again »). Mais cette fois-ci, c’est le libraire qui l’attire à nouveau vers l’Imaginaire, en lui parlant de l’Histoire Sans Fin. Nous avons donc deux mondes qui s’affrontent.

Bastien, malgré la promesse faite à son père de « stop daydreaming, start facing your problems », sèche les cours et se réfugie dans le grenier de son école où il entame la lecture du livre. Tout au long de l’histoire, des éléments nous permettent de distinguer un enchevêtrement des deux mondes : le film jongle régulièrement entre Atreyu et Bastien, nous montrant les réactions de Bastien selon ce qu’il se passe dans le livre. On le voit pleurer à la mort d’Artax, pousser un soupir de soulagement quand Falcor vient sauver Atreyu des griffes de Gmork, etc. Mais le parallèle se fait de plus en plus troublant quand Atreyu et Morla entendent Bastien pousser un cri de terreur, ou quand Atreyu, face au miroir qui révèle le moi profond de quiconque y regarde son reflet, y voit Bastien. Le petit garçon alors apeuré lance le livre loin de lui, mais après ce déni, il souhaitera plus tard être le « petit d’homme » qui devra rebaptiser la Petite Impératrice afin de la sauver. Mais quand cette responsabilité lui échoit, son courage lui fait à nouveau défaut, et il ne se décide que bien tard à assumer son vrai rôle.


Car L’Histoire Sans Fin est un « Livre dont Vous êtes le Héros », et fait appel à son lecteur. Imagination et Réalité ne font plus qu’un, et c’est réellement Bastien, l’enfant dans la réalité, qui sauvera Fantasia. La mise en abyme est d’ailleurs poussée encore plus loin, lorsque la Petite Impératrice semble impliquer, non pas seulement Bastien qui lit l’histoire, mais aussi le spectateur qui regarde Bastien lire l’histoire. La mise en abyme est double, et l’on se retrouve, nous aussi, derrière notre écran, impliqué dans l’histoire : « Just as he is sharing all your adventures, others are sharing his. They were with him when he hid from the boys in the bookstore; they were with him when he took the book with the AURYN symbol on the cover, in which he’s reading his own story right now ».

Par cette double mise en abyme, le réalisateur en appelle au spectateur, et lui fait prendre conscience qu’il est lui aussi concerné par ce qui se déroule dans le film : Fantasia est dévoré par le Néant. En d’autres termes, l’Imagination des Hommes disparaît peu à peu, comme nous l’explique Gmork, au cas où nous n’aurions pas encore compris : « [Fantasia] is the world of human fantasy! Every part, every creature is a piece of the dreams and hopes of Mankind. Therefore, it has no boundaries! – But why is Fantasia dying then?! – Because people have begun to lose their hopes and forget their dreams. So the Nothing grows stronger. – What is the Nothing? – It’s the emptiness that’s left ». Le Néant, c’est l’absence de fantaisie, c’est la réalité, morne et terne, c’est le père en costard-cravate gris et son verre de jus d’orange qui part au boulot avec son attaché-case ; ce sont les jeux vidéos que méprise le libraire (« the video arcade is down the street. Here we just sell small rectangular objects, they’re called books. They require a little effort on your part and make no b-b-b-b-beeps »). L’Histoire Sans Fin se veut une ode à l’Imaginaire, aux pouvoirs si puissants, que d’un grain de sable peut recréer un monde.


Car un grain de sable, c’est tout ce qu’il reste de Fantasia à la fin, et que la Petite Impératrice remet à Bastien pour qu'il en refasse un monde, plus grand encore, plus luxuriant. D’un grain de sable voir un monde, c’est ce en quoi croyait le poète William Blake (1757 - 1827) :

To see a world in a grain of sand,
And a heaven in a wild flower,

Hold infinity in the palm of your hand,
And Eternity in an hour.


Dans un grain de sable voir un monde,
Et dans chaque fleur des champs le Paradis,
Faire tenir l'infini dans la paume de la main,
Et l'Eternité dans une heure.



Et pourtant, à son époque, le pauvre homme était considéré comme fou …