lundi 8 février 2010

[Cinéma] Mr. Nobody : Chronique d’un film invisible

Le mercredi 13 janvier 2010 est sorti sur les écrans un film ; un film qui aura mis 13 ans à voir le jour. Et pourtant. Trois semaines plus tard, ce film a disparu des salles, alors que Le Petit Nicolas (sorti le 30/09/09), 2012 (11/11/09), Alvin et les Chipmunks 2 (23/10/09) ou encore Twilight 2 (18/11/09) se disputent encore l’affiche au Kinépolis.



Ce film, c’est Mr. Nobody, le dernier film de Jaco Van Dormael, réalisateur de Toto le Héros (1991) et du Huitième Jour (1995). Pourtant fort d’un budget de plus de 33 millions d’euros, épaulé par un casting international et assez prestigieux : Jared Leto (Lord Of War, Alexandre, Requiem For A Dream, American Psycho, etc.), Diane Kruger (Inglourious Basterds, Benjamin Gates, Goodbye Bafana, Joyeux Noël, Troie, etc.), Linh-Dan Pham (Pigalle la Nuit, Pars Vite et Reviens Tard, De Battre Mon Cœur s’est Arrêté, etc.), Rhys Ifan (Good Morning England, Elizabeth : l’Âge d’Or, Vanity Fair, Human Nature, etc.), etc., Mr. Nobody n’a pas franchement rencontré le succès en salle, ni le succès critique.




Pourtant bien parti lors de sa première semaine en salle, avec la 9e place au Box Office, il chute dès la deuxième semaine (13e place), pour disparaître du tableau dès la troisième semaine, la faute à une critique trop frileuse : Le Nouvel Observateur y voit « (…) une fiction en ramifications stériles, plombée par un scénario dont la construction en labyrinthe masque mal la pauvreté d'inspiration » là où « Le tarabiscotage de l’intrigue, le montage de bourrichon formaliste [qui] débouche en fait sur un semis de clichés sur une nappe à carreaux » irrite Libération, alors que Le Journal du Dimanche s’attriste que « Le chaleureux auteur de Toto le héros et du Huitième Jour se perd[e] malheureusement dans un thème de science-fiction trop grand pour lui ». De son côté, l'Inrockuptible Schtroumpf Grognon s’en donne à cœur joie : « Mais à courir douze lapins à la fois, Mr. Nobody en ressort froid et repoussant d’intelligibilité, visuellement très laid, cacophonie ultrabricolée ». On notera que le reproche général fait à Van Dormael, c’est celui d’avoir fait une œuvre trop aboutie, trop sérieuse, trop multiple dans ses lectures et dans ses thèmes. On comprend mieux alors pourquoi Mr. Nobody s’est lamentablement fait taclé par le Petit Nicolas à l’entrée du cinéma …



Pourtant, certains ont vu juste : Première vante un « voyage [qu’]on ferait mille fois les yeux fermés pour le vivre dans les moindres détails », où « Le spectateur ne peut que s'extasier devant cette vertigineuse odyssée humaine sublimée par une très belle photographie de Christophe Beaucarne », selon L’Ecran Fantastique, tandis que Chronic’Art tempère et note qu’ « il est toujours possible de lui reprocher sa tendance « shaker » : quelques miettes philosophiques (le libre choix de Descartes préféré au nécessitarisme de Spinoza), une bonne cuillerée d'effet papillon (pompage des théories du météorologue Edward Lorenz), et surtout un zeste de Michel Gondry qui avec son Eternal Sunshine Of The Spotless Mind avait déjà posé les bases d'un cinéma ayant le pouvoir de rendre la vie réversible. Et quand le spectateur-Minotaure s'épuise dans les dédales du film, montre du découragement devant ce labyrinthe narratif, Jaco Van Dormael sait le rattraper, le relancer. Mais au fond, qui a vraiment envie de trouver la sortie ? »

Car oui, le film peut paraître complexe, avec sa multiplicité d’histoires. Car le thème de base de toutes ces histoires, c’est le choix :



“As long as you don’t choose, everything remains possible”. Et “everything”, « tout », n’est pas « les deux ». En ne choisissant rien, on choisi tout. Mr. Nobody devient Mr. Everybody, car le film ne se veut pas un simple film sur l’Effet Papillon (même s’il y fait référence plusieurs fois), pour lequel une action A donne un résultat X, et une action B donnerait un résultat Y, ni un simple film sur des « et si ? ». Non, ici, le choix A ouvre sur d’autres choix a, b, c, et le choix B sur d’autres choix d, e, f. La logique binaire est brisée et l’on fait face à l’Infinité des Possibilités de vies. Deux parents, trois femmes, mais au final, peut-être plus de 6 vies défilent devant nos yeux, certaines brèves, certaines longues d'à peine une scène, d'autres qui nous tiennent en haleine tout au long des 2h20 de film.


Et le dur choix auquel Nemo doit faire face, bien plus lourd de conséquences qu’un simple éclair au chocolat ou un roulé, c’est celui-ci :



De ce seul choix découle tout le reste du film, et un patchwork de vies possibles. Et un patchwork n’est pas un éventail. Les vies ne sont pas exposées côte à côte, le film n’est pas linéaire. Les vies se mêlent, s’entrecroisent, fonctionnent par reflet ou par contradictions. Si, pour Stendhal, « un roman est un miroir que l’on promène le long d’une grande route », le film de Van Dormael est un diamant, qui nous présente plusieurs reflets, plusieurs facettes, de cette grande route, avec, toujours, omniprésent, le personnage central de Nemo Nobody. A noter que NEMO est une anagramme du mot grec EMON, (τὁ ἐμόν) signifiant « mon sort » : au fil du film, Nemo s’avérera être maître, créateur de son, ou plutôt de ses sorts. Car, sans révéler la clé finale de la pellicule, une bonne partie de Mr. Nobody est avant tout fantasmée, plutôt qu’être vécue. Alors, là où la critique y voit du cliché, j’y vois avant tout de la parodie de vie idéale comme sait très bien la produire l’esprit humain.


Jaco Van Dormael ne s’est pas limité dans l’écriture, s’en est donné à cœur joie et a perfectionné son scénario durant 7 ans, l’a doté de délicieux petits détails. Car Mr. Nobody est un film jusqu’au-boutiste. La flèche temporelle s’étale de la préhistoire (lors d’une courte scène de comparaison) à 2092, où Nemo Nobody, âgé de 118 ans et dernier des mortels dans un monde désormais immortel, relate son passé, ses passés, à un psychologue. On nous gratifie aussi de quelques scènes de Science Fiction, aux effets spéciaux étonnement bien fait, lors de la mise en image de l’histoire écrite par un des Nemo adolescents ; de dissertations internes du personnage ; de courts documentaires sur le temps, la dispersion, le sentiment amoureux, avec Nemo en présentateur-narrateur ; du dialogue intérieur d’un comateux (chose rare en cinéma) qui commente ce qui l'entoure, ce qu'il entend, ce qu'il ressent (et, sans en discuter ouvertement, ouvre le débat sur le traitement des patients en état végétatif) ; et même, raffinement ultime, d’une mythologie personnelle : la Vie avant la Vie, quand les "encore-non-nés" savent tout du monde, de la vie, et que les Anges de l’Oubli, avant la naissance, descendent poser un doigt sur les lèvres pour que cette science infuse soit oubliée, ou encore la Fin du Temps (qui n'est pas la Fin des Temps). C'est un conte philosophique, et aussi une ode à l'Imaginaire et aux pouvoirs de l'esprit.





Il n’y a pas à discuter, Mr. Nobody est un film soigné, minutieux, léché. En sont aussi la preuve les mouvements de caméra, les plans, et surtout l’usage des effets spéciaux. La technologie n’est pas au service du spectacle, mais de la technique ; elle permet de produire des plans séquences, certes artificiels, mais fichtrement étonnants, à l’image de cette scène où la caméra suit, de dos et légèrement à droite, Nemo, qui va se positionner devant la glace. Position classique de la caméra pour le moment, afin d’éviter, bien sûr, que celle-ci se reflète dans le miroir. Mais la caméra se meut à nouveau, et vient se positionner devant Nemo, lui tournant le dos, et filmant ainsi son reflet, sans pour autant que la caméra apparaisse à l’image. Alors qu’elle fait dos au personnage, on a pourtant son visage au premier plan, puisqu’elle filme le reflet. Puis Nemo se tourne et quitte la salle de bain, et la caméra, sans coupure, s’avance et le suit, comme si, cette fois-ci, elle n’était non plus en face de la glace à filmer le reflet, mais bien en face de Nemo lui-même.

Et le tout, comme pour parfaire une œuvre déjà complète, est allégrement saupoudré de chansons astucieusement choisies et placées : Where Is My Mind des Pixies, Mister Sandman des Chordettes, Everyday de Buddy Holly, Day Dream de Wallace Collection, et d’autres, y côtoient l’opéra ainsi que les compositions lyriques et un poil mystérieuses du regretté Pierre Van Dormael, frère du réalisateur.


C'est un film tiroir : on y trouve de tout. De tous les genres, de tous les tons (on s’émeut, on rigole, on empathie, on désapprouve, on apprend …), de toutes les époques … C’est un film complet. Oui, il peut être compliqué en apparence, oui, il peut être peu accessible pour un certain public lambda, mais on ne peut pas ne pas reconnaître le talent de la réflexion, de l’écriture, de la maîtrise, de la caméra … Mr. Nobody est en tout point louable.



Malheureusement, son destin semble tout tracé pour être le même que le merveilleux The Fountain, troisième film du prodige Darren Aronofsky (Pi, Requiem For A Dream, The Wrestler) : film inconnu d’une grande majorité faute de succès et malgré quelques menues récompenses lors de divers festivals, navet prétentieux pour certains, et chef d’œuvre culte pour une minorité d’admirateurs. Choisissez votre camp.



5 commentaires:

Célia a dit…

Ah c'est dingue Martin. Figure toi qu'en regardant la bande-annonce et en lisant le début de ta critique (le côté "à tiroirs du film) , je me suis dit "Tiens ça me fait penser à The Fountain".En fait surtout le court instant dans la BA où l'on voit les poils se dresser sur la peau...Cela m'a rappelé ce plan magnifique du film d'Aronofsky où il passe ses doigts sur sa nuque me semble-t-il et là aussi les poils se dressent, pfiou... Et puis paf tu y fais référence en fin de critique !


Néanmoins, au vu de de la BA, je doute que Mr Nobody soit aussi réussi esthétiquement que The Fountain, qui est simplement le film le plus "beau" qu'il m'ait été donné de voir. Même In the mood for love ou 2046 c'est du pipi de chat à côté alors que franchement Wong Kar Wai, c'est pas le dernier à savoir utiliser la musique la lumière et la caméra pour faire des films sublimes.

En tout cas, contrat pleinement rempli, tu me donnes furieusement envie d'aller le voir, j'aime cette idée que la vie ne découle pas d'un destin tout tracé mais bien de nos propres choix.

(Tiens, si jamais tu as The Fountain à disposition, j'aimerais bien le revoir.)

Héros de Bacchus a dit…

Oui bien entendu, la peau qui se hérisse m'a aussi fait penser à cette scène ! (oui c'est dans la nuque)

Mais sinon, à part le malheureux destin que je lui prévois, le film n'a pas grand chose à voir avec The Fountain. Dans Mr. Nobody, les lumières sont plus vives, plus éclatantes, alors que The Fountain se fait sur du clair-obscur, lumières tamisées, etc.

Niveau scénario également, ils ne sont bien sûr pas comparables. Mais Mr. Nobody aura sa place dans ma DVDthèque aux côtés de The Fountain, que j'ai, bien entendu, et ici sur Lille.

Daisy Herbaut a dit…

Ca donne bien envie de le voir, dis donc... Si seulement un cinéma du coin le passait -_- Comme d'hab j'ai envie de dire, les bouses restent, les merveilles partent avant qu'on ait eu l'occasion de les voir... Vive le DVD, ceci dit j'aurais adoré voir The Fountain sur grand écran, vu la splendeur des images...

En parlant de ça... Moon, ça ne sort plus en avril 2010, mais "prochainement"... -_- T'as des infos dessus?

Héros de Bacchus a dit…

Non je n'en sais malheureusement pas plus ! Je l'attend aussi avec hâte sur grand écran, même si les merveilles de la technologie m'ont permi de déjà le voir sur petit :)

Et malheureusement aucune programmation prévue dans le coin ! Programmation du Kino à surveiller, peut-être ... C'est notre seul espoir de (re)voir ce merveilleux film qu'est Mr. Nobody !

Didier a dit…

Merci pour cette excellente critique d'un film génial. Pas grand chose à rajouter tu as déjà dit tout ce que je pensais ;-). La première fois qu'on m'a demandé de quoi parlait le film je n'ai pas su trop quoi dire et j'ai répondu "euh... ben... de tout!". Je crois finalement que je n'étais pas loin de la vérité!

Très triste, par contre, que ce film soit un échec financier. Même si l'appât du gain n'est pas le carburant de Jaco. Ca fait plaisir d'entendre un cinéaste déclarer :
"Je me fous, si vous voulez, de l'industrie du cinéma, et je pense d'ailleurs qu'il existe un schisme entre les deux. Quand je fais un film, c'est comme si je lançais une bouteille à la mer et que des gens la récupéraient sans qu'ils sachent ce qu'elle contient et qu'ils en découvrent le contenu. Par ailleurs, pour revenir à la question des téléchargements : tant que mon film est vu par le plus de personnes possibles, cela ne me dérange pas et je suis donc heureux que les gens téléchargent mon film. Mais ce n'est pas le plus important car ce qui compte, c'est que le spectateur garde le film en mémoire".(cf. http://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18590750.html)

De ce point de vue, et en ce qui me concerne, votre film est une grande réussite M. van Dormael!

Du coup j'ai acheté le DVD collector de "Toto le héros" (et le DVD bonus est excellent!).

@Héros de Bacchus : Je n'ai pas trouvé ton adresse e-mail sur le site. Pourrais-tu me contacter à l'adresse dbonnel(at)gmail.com; j'ai deux choses à te demander ;-)